L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce cinquième lot de lettres, Renée écrit à trois filles à marier (Filles du Roy) du contingent de 1663.
Lire aussi les épisodes précédents et les épisodes suivants.

Mai 1665

LarochelleDe Renée à Louise Charrier
Le cinquième jour de mai de l’an mil six cent soixante-cinq
De Renée Biret à Louise Charrier,
Poste des Trois-Rivières, Nouvelle-France
35

Chère Louise,

Permettez que je vous appelle ainsi, car les éloges que m’a faites de vous votre compagne de traversée Catherine Guillot m’ont immédiatement rendue sympathique votre personne. Je vous explique de suite pourquoi vos qualités d’ardeur et d’entregent m’incitent à vous écrire.

Je vis à La Rochelle, j’assiste à presque tous les départs des bâtiments marchands et bâtiments de guerre pour les colonies et je cherche de l’information sur mon fiancé Hélie Targer, homme engagé en Nouvelle-France en 1659, dont je suis sans nouvelles depuis son départ. Pour le retracer, j’ai entrepris une enquête par le truchement de lettres destinées à mes amies et connaissances de La Rochelle parties s’établir en Nouvelle-France. Je me suis principalement adressée aux filles à marier rochelaises qui se sont embarquées à l’été 1663, mais pas exclusivement à elles. Le compte des lettres envoyées l’an dernier sur trois navires différents s’élève à 13, dont une à Catherine Guillot. Croyez-le ou non, malgré l’imprécision des adresses pour certaines, onze lettres se sont rendues à leur destinataire puisque j’ai reçu onze réponses par le retour des vaisseaux en France l’an dernier. Qui sait si les deux réponses manquantes ne m’arriveront pas à la fin de cet été, soumises qu’elles auront été aux fréquents retards dans ce genre d’échanges entre la mère patrie et la colonie ?

Je suis absolument ébahie par ces lettres si bienveillantes qui m’ont été adressées, parfois par de pures inconnues, et j’y puise une inspiration sans borne pour la poursuite de mon enquête, car, je l’avoue, rien de bien précis n’a encore résulté de cette abondante correspondance. La seule information pertinente sur le lieu d’embauche d’Hélie Targer à son arrivée en Nouvelle-France me vient d’une de vos compagnes de traversée et excellente amie à moi, Anne Lépine. Selon elle, Hélie aurait effectué un premier contrat de 36 mois en charpenterie chez le sieur Bissot, en la seigneurie de Lauson. Au moment où je fais rédiger cette lettre, je ne sais pas où Hélie Targer est allé après ce contrat qui s’est vraisemblablement terminé en 62, ou même s’il est resté employé dans la seigneurie de Lauson. Cependant, Anne Lépine me donne une piste avec une autre compagne de traversée en la personne de Françoise Brunet, chez l’époux de laquelle Hélie aurait possiblement séjourné à Pointe-de-Lévy durant ses trois premières années passées au pays.

Autre aspect de mon ébahissement dans mon entreprise épistolaire, c’est la solidarité qui unit vos consœurs du contingent de filles à marier de 1663, qui semblent avoir gardé entre elles des liens indissolubles. Je parle maintenant de contingents successifs selon les années puisqu’un groupe de filles à marier a été envoyé l’an dernier et qu’un autre se forme pour cet été et qu’il en serait apparemment ainsi encore durant deux ou trois années à venir. À l’auberge où je suis employée, on apprend tant de choses sur la colonie que j’ai parfois l’impression d’y être allée moi-même. Ce qui me frappe par-dessus tout, c’est l’amitié et l’attachement que les filles à marier ont développés les unes pour les autres. Ce qui s’explique sans doute parce que les affres des périples en mer créent souvent un mortier des plus solides entre les voyageurs. Quoiqu’il en soit, je me félicite d’appuyer mon enquête sur votre réseau d’amies et je ne crois pas me tromper en faisant appel à vous qui semblez être un des maillons forts de cette formidable chaîne. 

Ainsi donc, chère Louise, venons-en au fait de cette lettre. J’ai mes informatrices à l’Île d’Orléans, à Québec, à Sillery, à L’Ange Gardien, à Château Richer, à Pointe-de-Lévy et à Ville-Marie. Aucune aux Trois-Rivières. Vous êtes la seule personne qui me soit indiquée qui résidez à cet endroit. J’ai cru comprendre que vous vivez à l’intérieur de forts à cause de la menace iroquoise. J’imagine facilement que tout le monde se connaît dans un endroit si clos et qu’un étranger ne passe pas inaperçu. Si j’en juge par les connaissances que j’ai rassemblées jusqu’à maintenant, Trois-Rivières, est un poste très important dans la Nouvelle-France et on doit certainement encore y ériger des bâtiments et ouvrages de menuiserie comme des redoutes et des entrepôts. Je vous demande donc simplement d’être aux aguets d’Hélie Targer et d’être mon informatrice aux Trois-Rivières. Inutile de vous dire à quel point je vous serai reconnaissante de me transmettre la moindre information susceptible d’orienter mes recherches.

Adressez votre obligeante réponse à mon nom, Renée Biret, auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle. Recevez mille mercis, chère Louise, et toutes mes amitiés et prières vous accompagnent.

Renée Biret par la main de Sarah Périn

 


QuébecDe Louise Charrier à Renée
Le onzième jour du mois de septembre de l’an mil six cent soixante cinq
De Louise Charrier, Batiscan, Nouvelle-France
À Renée Biret, auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle
36

Chère Renée Biret, 

C’est avec un grand étonnement que j’ai reçu votre lettre : du courrier de France pour moi qui suis sans parentèle dans mon patelin de Sainte-Gemme la Plaine, pour m’écrire. C’est toujours une joie de recevoir des nouvelles de mes amies et compagnes de traversée, et une véritable surprise d’en recevoir par une personne restée dans la mère-patrie. Dans les environs des Trois-Rivières, nous sommes, Jeanne Dodier et moi, les seules filles à marier du premier contingent, et nous déplorons les occasions si peu nombreuses de se revoir. Nous sommes si attachées les unes aux autres, comme vous l’avez constaté dans votre correspondance.

En effet, la traversée de l’océan rapproche les gens tant physiquement par la petitesse des lieux où ils logent, la Sainte Barbe, que par les rapports d’amitié qu’ils créent afin de garder le moral au plus haut. Catherine Guillot, jouit comme moi, d’une nature optimiste et d’un esprit lucide. Je crois qu’on a su transmettre de l’audace à nos amies et une solidarité féminine a émergé de notre groupe. Tout laisser derrière soi pour commencer une nouvelle vie à 20 ans, dans un lieu inconnu et sauvage, m’a demandé courage et détermination. Heureusement le bon Dieu m’en avait fort bien pourvu ! 

Vous avez raison de considérer le bourg des Trois-Rivières comme un poste important en Nouvelle-France. Il est l’œuvre des pères Jésuites et du gouverneur Pierre Boucher, cousin de Jeanne Dodier, cette jeune femme agréable et discrète avec laquelle j’ai voyagé. Elle et moi avons été recueillies dans la famille Boucher dès notre arrivée, et c’est par l’entremise du sieur Boucher que Guillaume Barrette, un Normand de 10 ans mon aîné, m’a été présenté. Engagé par le sieur Boucher, Guillaume est arrivé trois ans avant moi, aussi bien dire que nous en sommes pratiquement au même point pour la connaissance du pays. On s’est épousé le 19 novembre 63 dans la petite église de bois des Trois-Rivières, un évènement marquant pour les gens d’ici, car je suis la première fille à marier à y avoir pris époux et à avoir fondé une famille. Quant à Jeanne Dodier, elle s’est mariée en janvier dernier avec Adrien Joliet, sieur de Chansenaye. Je crois qu’elle est satisfaite de cette union. 

Mon Guillaume fait partie d’un groupe d’une vingtaine de colons qui sont allés s’établir à Batiscan, situé à 14 lieues à l’est des Trois-Rivières. Nos lots prennent sur une rivière vive bordée par une terre généreuse. Le site est réputé pour les activités de traite des fourrures et il est placé sous la protection des tribus alliées des Français comme les Hurons, les Algonquins et les Montagnais. Il y a peu de femmes dans le groupe des colons, mais nous sommes vaillantes et accomplissons nos tâches avec sang-froid. Pour ma part, je profite de l’abondance des ressources de la nature prodiguées par Notre Seigneur et je mets ma débrouillardise et mon savoir-faire à l’œuvre pour nourrir les miens. Car en effet, j’ai reçu la grâce de Dieu en donnant naissance à ma petite Jeanne à l’automne dernier et je l’obtiendrai à nouveau avec un deuxième petit qui est en route. 

Assez parlé de notre vie de colons et venons-en à votre enquête. Je pense détenir une piste intéressante avec un ami de mon mari. Depuis huit mois, nous hébergeons un jeune homme de vingt ans, Noël Cadrin qui travaille pour nous et qui garde la maison quand mon mari doit s’absenter durant quelques jours.  Guillaume s’est engagé à faire des contrats de menuiserie pour le gouverneur Boucher aux Trois-Rivières et il apprend le métier auprès de Sébastien Provencher, son principal ouvrier. Il a déjà consacré sept semaines de travail aux forts. En partageant le contenu de votre lettre avec Sébastien,  Guillaume a appris qu’un huguenot nommé Targer aurait passé l’hiver 62-63 au Fort St-François, chez un dénommé Gaillou dit Lataille. Ce colon  a été frappé d’une ordonnance à l’été 62 pour avoir érigé sa maison en dehors des palissades. Il a dû la raser complètement et la rebâtir à l’intérieur du fort. 

Vos renseignements sont exacts, Renée Biret, les Trois-Rivières sont un lieu défensif composé de trois gros forts qu’on appelle «les réduits» : le Fort St-François et le Fort Ste-Marie, dans la seigneurie du Cap-de-la-Magdeleine, et le Fort des Trois-Rivières. Ce sont des villages fermés de palissades hautes de huit pieds. Tous les pionniers doivent habiter à l’intérieur des forts. Les hommes en sortent pour aller travailler aux champs, armés de leurs outils et d’un fusil. Venons-en à ce Targer dont Sébastien Provencher fait mention. C’est sans aucun doute un charpentier, puisqu’il a été engagé pour rebâtir la maison de Gaillou, intra muros, comme disent les pères. Pardonnez-moi si je vous accointe avec un huguenot déclaré en la personne de ce Targer-là, mais le rapprochement doit être fait entre votre fiancé et cet homme avec lequel il a deux points communs : le nom et le métier. 

Malheureusement, je ne pourrai pas aller plus loin dans l’identification, car ledit Targer a quitté les Trois-Rivières au printemps précédant mon arrivée. Guillaume m’a promis de s’informer plus avant la prochaine fois qu’il ira au Fort St-François. Sébastien Provencher a déjà son idée sur les raisons de ce départ : les huguenots ne restent pas longtemps dans une place où les autorités menacent leur foi. C’est évidemment le cas sur la seigneurie du Cap-de-la-Magdeleine qui a été fondée par les pères Jésuites. On pourrait apprendre le lieu où Targer voulait tenter sa chance en partant, pour peu qu’on questionne les gens. Il va sans dire que je vous tiens au courant de tout ce que je découvrirai. J’espère ne pas avoir été trop familière en m’attardant à vous narrer ma vie ici, mais je me sens à l’aise de partager avec une compatriote cet épisode agréable et heureux de ma courte histoire d’émigrante. Je vous souhaite des recherches fructueuses afin que vous puissiez, vous aussi, connaître un bel épisode de bonheur. 

Je fais partir cette lettre par les voyageurs qui font continuellement la navette entre Ville-Marie et Québec en faisant l’arrêt indispensable par les Trois-Rivières. On dit qu’ils forment presque des escadrons sur le fleuve tant la circulation de canots est intense, grossie par l’arrivée des soldats du régiment Carignan Salières. Nous avons une belle hâte de les voir débarquer au poste des Trois-Rivières. Une compagnie va prendre ses quartiers dans les forts à la fin du mois et deux autres devraient la rejoindre pour passer l’hiver. Guillaume et moi espérons pouvoir héberger quelques soldats à Batiscan, mais nous nous doutons bien que les troupes resteront groupées dans les forts. N’empêche, ça ferait un hiver mouvementé et joyeux dans la place avec nos vaillants compatriotes venus mener la guerre aux Iroquois. 

Je vous salue chaudement, Renée Biret. Désormais, veuillez me considérer comme une amie sincère prête à vous aider de tout cœur. 

Louise Charrier*, par la main de Laurent Lefebvre, ami de la famille.

*L’auteur de la lettre de Louise Charrier est France Morin. Celle-ci a personnifié Louise Charrier au cours de l’année 2013, année de commémoration du 350e anniversaire de l’arrivée du premier contingent de Filles du Roy en Nouvelle-France. À l’occasion de cet événement, la Société d’Histoire des Filles du Roy a recruté 36 Québécoises pour représenter et incarner les 36 filles et femmes qui ont formé ce contingent précurseur de 1663. France Morin, tout comme moi, en était.

 

LarochelleDe Renée à Jeanne Repoche
Le septième jour du mois de mai de l’an mil six cent soixante cinq
De Renée Biret, La Rochelle
À Jeanne Repoche, Sillery, Nouvelle-France
Par l’intermédiaire de Guillaume David
37

Jeannette chérie,

Pourquoi toi ou Marie n’écrivez jamais à vos frères ? Je croise souvent le plus jeune d’entre eux, André, et lui pose la question à chaque fois. Je suis désolée de te l’apprendre ma Jeannette, mais il ne semble pas se chagriner du silence de ses sœurs parties au Canada. Moi, je m’en soucie, car ton bonheur me tient à cœur et j’ai des raisons de croire que tu t’ennuies ferme de La Rochelle, en tout cas assez pour partager les nouvelles que je t’ai données du pays avec une voisine. Je parle de Marie-Anne Agathe qui a répondu à une lettre que je lui ai envoyée l’an dernier ne sachant pas que vous étiez voisines dans la seigneurie de Sillery. Ayant appris qu’elle avait épousé un Herman, apparenté à une de mes amies ici, j’ai tendu une perche de son côté dans le cadre de mon enquête sur Hélie. Évidemment, elle m’a fait la même réponse que tu m’as faite, à savoir qu’Hélie n’est pas passé dans votre coin de pays. À l’heure qu’il est, tu dois tout savoir de cet échange complaisant de correspondance avec Marie-Anne Agathe. Elle ne m’a pas raconté grand’chose à ton sujet et voilà pourquoi je viens aux nouvelles, sur l’insistance de tante Sarah, je dois l’avouer. Tu es de loin sa préférée parmi mes amies envolées vers la colonie.

Nous nous inquiétons de la fin de ta grossesse et du résultat. Je m’inquiète aussi de l’avancement de votre lot qui ne m’était pas apparu mirobolant l’an dernier. Je m’inquiète du fait que tu ne sembles pas revoir souvent ta grande sœur Marie et que tu es isolée dans ton voisinage immédiat. Encore heureux que Marie-Anne Agathe m’ait parlé un peu de toi, sinon, j’aurais pu te croire trépassée à la suite de tes couches ! Jeannette, il est absolument important que tu te fasses des amies parmi les femmes sur la seigneurie de Sillery. Ne reste pas confinée dans le fond de ton fief. Écris-moi, je t’en prie. Parle-moi de ton enfant, de ton formidable mari, de ta cabane, de vos champs, de la forêt et des sauvages qui y grouillent, du fleuve et des navires qu’il charrie, de n’importe quoi, mais écris quelque chose, enfin !

De ce côté-ci de l’océan, je te donne des nouvelles de moi et de La Rochelle. Mon père est décédé en décembre 64, une mort rapide suite à un accident sur un chantier de construction. Désormais orpheline, je vis avec tante Sarah sous les combles de l’auberge. Ce printemps, je suis passée du poste de lavandière à celui de servante aux étages. Actuellement, mais pour pas bien longtemps encore, tout mon temps est dédié à un seul client, le sieur Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France. Quel homme formidable d’affabilité et de simplicité ! Pour peu, j’en tomberais amoureuse. Mais mon cœur n’a pas dévié et il est toujours tourné vers Hélie. Mon enquête a été un franc succès l’an dernier, si on en juge par les retours de courrier. Toutes nos amies rochelaises sont enthousiastes à participer aux recherches du fiancé «égaré dans la colonie» et elles ont porté le message à d’autres compagnes de traversée, établies un peu partout en Nouvelle-France. Les réponses sont nombreuses et me renvoient souvent à des étrangères pour moi, auxquelles j’écris avec espoir. Chère Jeannette, c’est comme une roue qui tourne et qui prend de la vitesse à mesure que son mouvement est grossi par un ajout d’eau dans ses gorges. Par contre, je suis presque au même point quant à un résultat tangible. Une seule information un peu consistante ressort de tout cela et elle provient de mon aimable Anne Lépine : Hélie aurait été embauché sur la seigneurie de Lauson à son arrivée en Nouvelle-France, chez un certain sieur Bissot. Ton mari le connaît-il ? Lauson est juste de l’autre côté du fleuve, en face de Sillery, je crois ? C’est donc sur cette piste que je me lance ce printemps en préparant mes lots de lettres pour chaque vaisseau en partance pour la Nouvelle-France.

Depuis votre départ en 63, deux autres Rochelaises ont été recrutées comme filles à marier, dont ta grande amie Jacquette Ledoux, partie l’an dernier; et Marie Martin, qui s’embarque bientôt sur La Marie-Thérèse avec un important contingent de filles à marier et d’hommes de métier. Par messire Jean Talon, je sais qu’une armée de presque mille soldats va être traversée au cours de l’été en Nouvelle-France avec pour mission de mâter les Iroquois. Quel soulagement que cette fantastique opération militaire ! Dès lors, je n’ai plus crainte pour vos vies de colons. Les navires qui transporteront les troupes se bousculeront dans le port de Québec à la fin de l’été, et tu n’auras que l’embarras du choix pour livrer ta réponse en France. Jeannette, ne me fais pas défaut. Tante Sarah et moi attendons de tes nouvelles avec impatience et appréhension...

Je prie pour toi chaque jour et je t’embrasse avec effusion.

Ton amie anxieuse, Renée
Par la main de Sarah Périn, qui t’embrasse tendrement. 

 


QuébecDe Jeanne à Renée
Le vingt-deuxième jour du mois d’aout de l’an mil six cent soixante six
De Jeanne Repoche, Côte-St-Ignace, seigneurie de Sillery
À Renée Biret, Cité de La Rochelle
Par la main d’Hélène Du Figuier
38

Très chère Renée,

Pardonne-moi mon retard à te répondre, je suis impardonnable. Je ne comprends pas tes alarmes, car l’an dernier, j’ai donné des nouvelles à mes frères ainsi que ma sœur Marie l’a fait de son côté. Il faut croire que les lettres ne sont pas parvenues à La Rochelle. Elles se sont perdues en mer, ou mes frères ont omis de les partager avec nos amies rochelaises, comme nous leur avions recommandé. Je sais, j’aurais dû t’écrire à toi personnellement, mais je ne savais pas comment t’annoncer la mauvaise nouvelle.

J’ai donné naissance à une fille le 28 décembre 64; on l’a baptisée sous le nom de Barbe le premier janvier; mais elle n’a vécu qu’un mois. On pense qu’elle a pris froid, mais je n’en suis pas sûre, car elle buvait bien et elle n’a jamais toussé. Elle a cessé de respirer, subitement et Jérôme et moi n’avons rien compris. Malgré mon chagrin, je me suis reprise et je suis retombée enceinte presque tout de suite. Nous sommes devenus parents d’une autre petite fille en novembre de l’an dernier et nous l’avons appelée Marie, en l’honneur de ma sœur. Cette fois, j’ai surveillé ma petite avec tant de précautions que c’en était devenu une obsession. Maintenant qu’elle a passé le cap de ses six premiers mois, je respire plus à l’aise et Jérôme me trouve plus aimable.

Ma sœur Marie a accouché d’un fils l’an dernier et c’est moi qui en est la marraine, il se prénomme Étienne. Elle et son mari Julien Jamin sont établis sur deux terres qui ont front sur la Rivière St-Charles, ce qui n’est pas si loin d’ici, mais je n’ai pas tellement d’occasion d’aller les voir. Marie, elle, ne vient pas à Sillery. Son mari ne s’aventure jamais jusqu’ici, car il a la navigation en horreur. Jérôme est souvent de son avis à propos des flots capricieux de la rivière, mais il ne craint pas les déplacements sur le fleuve. Parfois, je trouve mon mari téméraire quand il prend la mer sous un ciel menaçant, mais il ne peut pas toujours faire autrement.

Le lot de deux arpents que nous cultivons dans la seigneurie de Sillery a été concédé par les pères Jésuites, en premier, à Guillaume David, l’ami de Jérôme. Ils ont œuvré de concert pour le déserter durant le printemps et l’été 63, puis à l’automne, Guillaume s’est retiré et a changé de seigneurie. Nous sommes entrés en possession des titres de propriété du lot cette année seulement, quand Guillaume s’est finalement décidé à nous le vendre. Jérôme a toujours eu pleine confiance dans son ami et il n’a pas lésiné à mettre tout son cœur dans les labours et semailles sur cette terre. Nous sommes récompensés de notre persévérance, car elle est vraiment bien démarrée. Le blé a bien levé cette saison et notre récolte va nous permettre de s’agrandir. Voilà pour tes inquiétudes concernant notre établissement.

Maintenant, parlons de mes amies, car j’en ai plusieurs, figure-toi ! Je ne te parlerai que des deux principales. Il s’agit de compagnes de traversée sur L’Aigle D’Or, installées sur la Côste St-Ignace, à 10 et 14 arpents de distance de moi. Nous mettons moins d’une heure pour se rejoindre, ce que nous avons fait à quelques reprises cet été. L’une d’elles me sert justement de scribe et je l’adore. C’est Hélène Du Figuier. Elle est née à Paris et son père était écuyer et gentilhomme de la Chambre du roi. À son décès, Hélène a décidé de prendre le legs de 600 livres tournois et de s’embarquer pour le Canada. Elle a bien fait, me dit-elle en hochant la tête avec conviction. Hélène a épousé un homme de son rang, Jacques Fournier, sieur De La Ville, un parisien, fils d’avocat et conseiller du roi. Au début de l’année, ils ont acheté le lot de Pluchon et ses bâtiments pour une somme de 250 livres tournois. Hélène et son mari se sont installés en mars avec leur petite Marie-Louise, qui fête aujourd’hui son deuxième anniversaire. Son petit frère Claude a eu sept mois en janvier dernier. Nos familles sont presque voisines puisque seulement deux censives nous séparent. Quel entourage charmant !

Cinq lots plus loin à l’est du nôtre, j’ai ma poitevine préférée, Marthe Ragot.  Si tu la connaissais, chère Renée, tu serais parfaitement rassurée sur mes amitiés dans la seigneurie de Sillery. Marthe prétend qu’elle a 35 ans, mais je ne peux y croire tellement son allure vive, sa capacité de travail et son visage sans rides proclament le contraire. Marthe a fait preuve d’une grande amitié et d’un grand soutien à mon endroit quand j’ai perdu ma petite fille Barbe. Grâce à elle et à son mari Louis Samson, j’ai pu trouver l’apaisement du cœur par le chant de nos psaumes favoris. Bien qu’ils aient été convertis tous les deux à la foi catholique par la cérémonie pontificale de mars 1664 à Québec, ils n’ont jamais renoncé tout à fait à notre foi protestante. Ils font leurs dévotions dans le secret de leur chaumière, sans bible ni pasteur, et plaise à Dieu qu’aucun censitaire ne les dénonce jamais. Ce sont les habitants les plus avenants qu’on connaisse ici. En mai de l’an dernier, Marthe a donné naissance à un magnifique petit garçon qui me fait envie à chaque fois que je le vois. Ils l’ont appelé Antoine. Elle et son mari le couvrent d’attentions car ils ne veulent pas le perdre. Samson pense que Marthe pourrait bien ne plus enfanter à son âge, mais moi, je pense l’inverse. L’avenir nous le dira.

En terminant, je t’envoie le bonjour de Marie-Anne Agathe. Celle-là s’impatiente d’être mère à son tour. L’avenir nous dira si son impatience sera récompensée.

Ta fidèle amie qui n’est pas très donneuse de nouvelles,

Jeanne Repoche
Par la main d’Hélène Du Figuier

 

LarochelleDe Renée à Anne Lépine
Le huitième jour du mois de mai de l’an mil six cent soixante cinq
De Renée Biret, La Rochelle
À Anne Lépine, Notre-Dame-des-Anges, Nouvelle-France
39

Bonne et fidèle amie,

Je t’écris principalement pour te remercier. De toutes les réponses reçues l’an dernier, suite aux lettres que j’ai envoyées en Nouvelle-France, c’est la tienne qui m’a donné le plus grand espoir. C’est dans la tienne que j’ai trouvé les renseignements les plus tangibles sur l’établissement d’Hélie à la Pointe-de-Lévy. D’ailleurs, le mois dernier, j’ai fait partir sur Le Vieux Siméon des lettres à deux filles à marier vivant là-bas, que tu m’avais recommandées : Françoise Brunet et Louise Menacier. Plaise au Ciel qu’elles me répondent avoir retrouvé mon fiancé ! Sinon, je me désespère. Il me semble avoir fait le tour de la colonie, ou presque, avec mes perches tendues et je suis un peu désabusée devant ma piètre récolte.

Heureusement que ma tante Sarah se maintient dans son rôle de scribe. Elle en redemande, même, en me suggérant de réécrire à mes amies rochelaises, pour le plaisir de rester en contact. Tante Sarah est vraiment passionnée par notre activité épistolaire. J’ai donc réécrit à Marie Valade en avril et je réécris à Jeanne Repoche en même temps qu’à toi, lettres que je confierai à l’équipage du Saint-Sébastien qui met les voiles dans quelques jours. Évidemment, je ne presse plus Marie et Jeanne de chercher Hélie car toutes deux m’ont déjà assurée de demeurer aux aguets. Je leur demande simplement de me donner des nouvelles d’elles et je leur en donne de moi et de leur parentèle à La Rochelle.

Chère Anne, c’est ce que je vais faire ici, brièvement, car tante Sarah et moi n’avons pas beaucoup de temps en ce moment. En septembre dernier, j’ai été promue servante aux étages à l’auberge, ce qui a fait monter en flèche mon intérêt pour la Nouvelle-France en étant en contact direct avec les voyageurs. Mais, en décembre, le décès subit de mon père a fait retomber mon enthousiasme. Plus de dot, plus de soutien familial, plus d’avenir. Et évidemment, pas davantage de nouvelles d’Hélie. Un hiver plutôt tristounet pour tante et moi. Seule la relecture de mes missives est parvenue à nous distraire un peu, mais cela nous a coûté en chandelles plus que d’habitude. Soudain, le printemps revenu, la rencontre avec messire Jean Talon, futur intendant de la Nouvelle-France, m’a fait renaître. Depuis un mois, il est mon client attitré et il n’est pas avare de renseignements sur la colonie. Il m’approvisionne donc en verbiage et même en papier qu’il me baille avec générosité. Tante Sarah et moi faisons nos choux gras avec cette manne inespérée. Bien que le seigneur Talon ne puisse mener directement enquête pour retracer Hélie Targer en Nouvelle-France, et je n’ai pas osé le lui demander, il a été si libéral dans ses informations sur le territoire que j’ai presque l’impression d’y avoir mis les pieds. Hélas, les beaux jours tirent à leur fin, car messire Jean Talon s’embarque justement sur le Saint-Sébastien. C’est l’histoire de ma vie : sitôt trouvé, sitôt perdu ! Je me tais, car tante Sarah menace de cesser d’écrire si je continue à me plaindre.

Elle veut savoir si tu as enfanté. Moi aussi. Elle veut savoir si tu regrettes la pratique de ta foi calviniste. Moi aussi. Elle veut savoir si ton comptoir de fromagerie au marché de La Rochelle te manque, car elle se rappelle les excellents chevrottins que tu lui faisais goûter naguère. Elle est persuadée qu’il n’y a pas de fromage en Nouvelle-France, malgré ce que messire Jean Talon nous a affirmé. Moi, je t’avoue que je me fiche pas mal du fromage en Nouvelle-France. Par contre, j’aimerais bien savoir comment tu te débrouilles au logis avec ton Boucher dit Vin d’Espagne. Est-il bon époux ? Es-tu certaine qu’il ne boit pas ? Il faut se méfier des sobriquets. Il y a toujours anguille sous roche.

Nous devons conclure maintenant, tante Sarah et moi. J’aurai d’autres occasions de te réécrire, j’en suis certaine. Je te ferai part des réponses des dames Brunet et Menacier, en souhaitant ardemment qu’elles me mettront sur la piste indéniable d’Hélie Targer en Nouvelle-France.

Ton amie à demie misérable mais endurante,

Renée Biret avec l’aide de Sarah Périn.

 


QuébecDe Anne à Renée
Le onzième jour du mois d’aout de l’an de grâce mil six cent soixante cinq
D’Anne Lépine à Renée Biret,
Cité de La Rochelle
40

Très chère Renée,

Tu ne manques pas de culot pour douter de la sobriété de mon mari. Je m’étonne que ton aimable tante te permette d’écrire de telles suppositions. Cela ne lui ressemble pas. Par contre, je te reconnais bien dans ces lignes : la Rochelaise directe et sans détours du quartier Notre-Dame. Je mets ton indélicatesse sur le compte de ton désappointement face à ton fiancé, et aussi de ton deuil. Reçois d’ailleurs l’expression de mes condoléances pour le rappel à Dieu de Jean Biret.

Je m’en voudrais de continuer à te tancer. J’imagine ta tante te fait lecture de ma lettre avec un air d’agrément. Mon propre scribe s’amuse aussi. Alors, chères Renée et Sarah, faisons réponse à vos questions sans plus tarder.

En janvier, j’ai accouché d’un fils, Guillaume, qui m’a donné bien du fil à retordre jusqu’en mai. Il pleurait beaucoup et il régurgitait un boire sur deux. Tout est rentré dans l’ordre désormais et c’est nettement plus calme dans la maison. C’est heureux, car mes nerfs commençaient à être malmenés. Je crois que si j’avais eu la consolation de ma pratique religieuse, je serais demeurée plus sereine, mais de ce côté, c’est l’abîme du silence. Nous, protestants de La rochelle et du Poitou, sommes laissés à nous-mêmes en s’établissant dans ce pays. Chère Sarah, ne vous inquiétez pas pour mon âme. Je veille à cultiver ma foi dans le secret de mon cœur et je suis forte. Quant à la satisfaction que j’éprouve de mon mariage, elle est honnête. J’ai un bon époux. François Boucher partage son temps entre le travail de notre lot et les transactions concernant nombre de terres ou parcelles de terre sur la rivière St-Charles qui passent de mains à mains et qui se négocient en cordes de bois plutôt qu’en livres tournois. Je n’y comprends rien et oui, mesdames, il m’arrive de m’ennuyer de mon étal à fromages au marché de La Rochelle où les marchandages se faisaient en monnaie commune. Ceci dit, nous ne manquons pas de fromage ici, de vache surtout, comme vous l’a confirmé messire Jean-Talon avec justesse.

Cet homme semble avoir impressionné très favorablement et rapidement les autorités à Québec dans le peu de temps qu’il lui a été donné depuis son débarquement. Il se présente comme un homme d’action et d’organisation. Cela nous apparaît essentiel en cette année du déploiement du régiment du commandant Salières. Les bateaux délestent des soldats dans le port à toutes les semaines et il en arrive encore. On commence à se demander où va loger cette nombreuse piétaille. Pour sûr, messire Jean Talon a tout prévu. Tu peux te compter chanceuse et privilégiée, Renée, d’avoir pu servir et connaître de près ce messire efficace. Si cela se trouve, je n’aurais pas été surprise qu’il mette lui-même la main à la pâte dans ton enquête sur Hélie Targer si tu lui en avais glissé un mot. Pourquoi ne l’as-tu pas fait, d’ailleurs ? Mais économisons notre encre à ce sujet. Je n’ai rien d’autre à ajouter pour le moment sur ton fiancé ou sur d’autre chose.

Que Dieu te vienne en aide, à toi et à ta tante. Qu’Il vous bénisse toutes deux.

Antoine Brauld pour Anne Lépine