L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce sixième lot de lettres, cinq filles à marier (Filles du Roy) établies en Nouvelle-France écrivent à Renée à La Rochelle.
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Été - Automne 1665

QuébecDe Catherine de Boisandré à Renée
Le vingtième jour de juin de l’an mille six cent soixante-cinq
De Catherine de Boisandré, Île d’Orléans, Nouvelle-France
À Renée Biret, La Rochelle, France
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Mademoiselle Biret, 

J’ose espérer que cette missive inattendue ne vous causera aucun désagrément et je vous prie de pardonner mon audace de vous écrire ainsi. Laissez-moi me présenter et vous expliquer les motifs qui m’ont amenée à vous écrire cette lettre. Je suis Catherine de Boisandré et j’ai fait partie du contingent de filles à marier qui est arrivé sur l’Aigle d’Or il y a maintenant deux ans. 

Vos amies Marguerite Ardion et Marguerite Moitié ont été d’une grande générosité et attention à mon égard lors de cet éprouvant voyage et je les tiens pour de très grandes amies depuis. C’est par elles que j’ai entendu parler de votre enquête, qui a fait le tour de l’île et qui passionne toutes les femmes qui y habitent. Elles parlent entre elles de vous et surtout de vos recherches pour retrouver votre fiancé Hélie Targer, établi quelque part dans la grande Nouvelle-France depuis 59. Je vous avoue que vous constituez un sujet de conversation fort palpitant. 

Pour ma part, je trouve votre enquête parfaitement extraordinaire vu l’immensité du pays. Cet aspect du Canada m’a beaucoup impressionnée à mon arrivée et m’impressionne encore. En débarquant ici, j’avais  naïvement cru que les filles de notre groupe resteraient proches les unes des autres. Je croyais les distances entres les villes et villages comme en France. Je fus triste de constater qu’il en était autrement. En vérité mademoiselle, ce pays est extrêmement vaste et les distances entre les villes sont tout aussi longues. Nous devons la plupart du temps compter nos déplacements en jours plus souvent qu’en heures. Sans compter l’hiver, où souvent les chemins sont impraticables et le fleuve glacé. Ce dernier facteur prend beaucoup d’importance lorsqu’on réside sur une île et que l’hiver nous isole du reste de la colonie. Ce qui à est d’ailleurs notre cas à moi et à cinq autres filles à marier arrivées en 63. 

Pardonnez-moi de m’égarer, mademoiselle Biret. Vous devez vous questionner sur le sujet de cette lettre et je vous fais languir. C’est bien sûr en rapport avec votre enquête. Vos amies Marguerite Moitié et Marguerite Ardion sont vos principales informatrices sur l’île et elles tentent d’impliquer toutes nos compagnes de traversée qui veulent bien enquêter avec elles. Catherine Fiève, voisine de Marguerite Ardion dans l’arrière-fief de Lirec, Jacqueline Lauvergnat, une trentaine de lots plus à l’est, Marie Lafaye, à l’autre bout de l’île dans l’arrière-fief d’Argentenay, et moi-même, cinq lots à l’ouest de celui de Marguerite Moitié et pratiquement au beau milieu d’elles toutes, nous nous sommes engagées à faire enquête au gré de nos nos rencontres et de nos déplacements. Je vous avoue qu’on le fait avec bonheur. Après tout, n’y a-t-il pas qu’une femme pour comprendre le cœur d’une autre femme ? Il y a sûrement plusieurs personnes qui vous ont déjà écrit que c’est inutile et que vous perdez votre temps, mais ne vous laissez pas décourager. 

Venons-en à ma découverte sur votre fiancé Hélie Targer. Comme je suis toujours sans enfant et que je les adore, j’assiste mes compagnes de traversée qui ont accouché l’an dernier en donnant des soins à leur nourrisson pour les soulager un peu lorsqu’elles en ont besoin. Lors de mes visites aux nouvelles mamans, la semaine dernière, je suis passée par la maison de Marie Targer qui a mis au monde un garçon en septembre dernier et qui attend un autre enfant pour le mois d’août. À cette occasion, j’ai remarqué une table et une huche que Marie n’avait pas à ma dernière visite. Lorsque je lui ai demandé d’où elle tenait ce mobilier neuf, elle m’a dit que son cousin charpentier le lui avait babriqué au cours d’un séjour chez elle en janvier dernier. Informée comme je l’étais que votre fiancé est le cousin de Marie et qu’il est charpentier, j’ai tout de suite fait le lien entre ce visiteur de Marie et votre Hélie Targer. Sachant par Marguerite Ardion que vous n’étiez pas de grandes amies Marie et vous, sachant que Marie n’a jamais porté d’intérêt à votre enquête, comme nous toutes sur l’île, j’ai choisi de ne pas poser de questions trop ouvertes à Marie sur la visite de son cousin. Peut-être qu’elle ne m’aurait pas répondu si elle avait su que je m’investissais dans votre enquête. J’ai donc poussé un peu plus loin la conversation en usant de précaution, avec mon air le plus détaché. 

Et voilà ce que j’ai appris cet après-midi là : au moment de sa visite chez Marie Targer, votre fiancé lui a confié qu’il comptait s’embaucher au printemps dans la construction de barques chez un marinier qui possède un atelier situé à l’embouchure de la rivière St-Charles. Cet atelier est bien connu par les gens de l’île car il approvisonne presque tous ses habitants en bateaux de navette sur le fleuve. Également, et surtout, mademoiselle, j’ai l’immense bonheur de vous le dire, votre fiancé était toujours célibataire, ce qui semble exaspérer Marie qui voudrait savoir son cousin bien marié, avec une huguenote, de préférence.   

Si Hélie Targer n’était pas marié en janvier dernier, ne serait-ce pas parce que vous avez  toujours une place dans son cœur ? Je le souhaite sincèrement. Je vous avoue que votre histoire me touche beaucoup. J’éprouve de la compassion pour vous qui êtes depuis si longtemps sans nouvelles de l’homme que vous aimez. Je n’ose pas imaginer le vide et la solitude que vous devez ressentir. Moi, je me sens si seule lorsque mon mari quitte la maison, même s’il va simplement chez notre voisin pour couper du bois. Sur cette île, je pense qu’il n’y a rien de plus lourd que le silence qui tombe dans une demeure après le départ de son mari, mademoiselle. Moi qui suis née dans le bruit de la ville de Caen, je supporte mal les grandes étendues silencieuses que sont les champs et les boisés parcourues uniquement par le souffle du vent. J’éprouve en les regardant un poignant sentiment d’isolement. Vous qui vivez dans la ville mouvementée de La Rochelle, vous pouvez avoir une idée de ce que je ressens dans ce milieu trop vaste et trop muet. Je crois que c’est cela qu’on appelle le dépaysement. 

Je ne veux pas avoir l’air d’être chagrine, face à vous surtout, mademoiselle Biret, que je ne connais pas personnellement, mais dont j’admire la détermination. Même l’obstable de ne pas savoir écrire ne vous empêche pas d’avancer dans une enquête menée par correspondance. J’ai sous la main un scribe en la personne de mon tendre mari Marc-Antoine Gobelin qui accepte de rogner sur ses heures de repos pour lire et écrire à ma place. Je remercie le ciel de l’avoir mis sur ma route et je mesure toute la chance que j’ai comparativement à votre situation. Il me dit malicieusement qu’il y a peu de chose qu’il peut me refuser. Je devine qu’il est fier d’être la plume qui vous annonce une nouvelle si encourageante. Il a beaucoup fait pour mon adaptation au pays et je lui dois tout à ce sujet. Mes débuts de paysanne ont été horribles, ne connaissant rien aux potagers, aux poulaillers, aux champs de culture, aux activités de semence et de labourage. Marc-Antoine m’a tout montré, avec patience et constance. Il est calme et parle peu, mais il laisse deviner ses pensées à qui est attentif, comme je l’ai été tout de suite envers lui. Son comportement avec moi me l’a fait aimer immédiatement et de plus en plus. J’avoue avoir craint le mariage, comme bon nombre de mes compagnes de traversée, ingorantes de ce que le sort nous réservait comme époux. Quand j’ai saisi que j’avais plus de chances d’aboutir sur une terre que de vivre à la ville, j’ai eu peur d’être une bien piètre épouse d’agriculteur et de me le faire reprocher par celui-ci. Marc-Antoine ne m’a jamais adressé de remontrance là-dessus. Au contraire, il est le meilleur des professeurs et il ne ménage pas ses encouragements. Je suis désolée de m’égarer de la sorte en vous parlant de mon mari. Je veux simplement vous dire que je comprends votre attachement pour Hélie Targer, ainsi que votre désir de le retrouver. J’en ferais autant pour mon cher époux si nous venions à être séparé par le destin. 

Si  Hélie Targer a mis son plan à exécution et qu’il œuvre comme menuisier dans l’atelier de la Rivière St-Charles, il y a de fortes chances qu’il y est logé, ou qu’il a une pension à Québec même. Dans un cas comme dans l’autre, nous devrions pouvoir le repérer. Marc-Antoine traverse plusieurs fois par mois et s’amarre dans le coin. Il a récemment conclu des affaires avec un notaire de Québec, et il est tout à fait possible qu’on cède notre lot sur l’île et qu’on aille s’installer à la ville, ce qui me plairait beaucoup. Si cela se fait, je serai alors dans une position idéale pour poursuivre les recherches sur votre fiancé. Si vous, de votre côté, avez besoin d’une alliée à Québec pour quoique ce soit, il me fera grand plaisir de vous aider. 

En terminant, mademoiselle Biret, je vous promets que si j’apprends la moindre information sur Hélie Targer, je vous le ferez savoir, comme le feront sans doute vos amies résidant à l’Île d’Orléans. J’espère que ces quelques renseignements vous rassurent et vous donnent espoir. Je prie pour que vous réussissiez à vous retrouver tous les deux. 

Mademoiselle Biret, recevez mes amitiés les plus sincères,

Marc-Antoine Gobelin pour Catherine de Boisandré*

 

*L’auteur de la lettre de Catherine de Boisandré est Marianne Richard. Celle-ci a personnifié Catherine de Boisandré au cours de l’année 2013, année de commémoration du 350e anniversaire de l’arrivée du premier contingent de Filles du Roy en Nouvelle-France. À l’occasion de cet événement, la Société d’Histoire des Filles du Roy a recruté 36 québécoises pour représenter et incarner les 36 filles et femmes qui ont formé ce contingent précurseur de 1663. Catherine de Boisandré, tout comme moi, en était

 


LarochelleDe Renée à Catherine de Boisandré
Le deuxième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Catherine de Boisandré, Île d’Orléans ou Québec, Nouvelle-France
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Dame Catherine de Boisandré, 

Ne vous inquiétez pas pour mon désagrément à recevoir une lettre de vous qui êtes une parfaite étrangère, car il n’y a aucun désagrément, mais au contraire, c’est une surprise fort agréable de vous lire. Vous n’êtes pas la seule à vous être laissée captiver par mon enquête pour retracer Hélie Targer. Mes amies de La Rochelle et leurs compagnes de traversée se sont jetées avec enthousiasme dans l’affaire menée par correspondance depuis l’été 64. Même des filles à marier du contingent de 63 qui ne me connaissent pas du tout et qui n’ont rien à m’apprendre m’écrivent. C’est le cas de Joachine Lafleur, dont j’ai reçu la lettre en même temps que la vôtre en novembre dernier. Comme vous, elle me parle avec tendresse de son mari qui tient une place centrale dans sa vie de pionnière. Bien que je sois assez surprise de recevoir des confidences de cette nature de la part d’inconnues, je m’étonne de ma capacité à me faire de nouvelles amies par le biais de mon enquête et je m’émerveille de la qualité de ces nouvelles amitiés. 

Les détails que vous m’apprenez sur le passage d’Hélie Targer à l’Île d’Orléans durant l’hiver 64-65 sont déterminants dans l’ensemble des informations que j’ai déjà récoltées car ils appuient les renseignements que je tiens de Jacqueline Lauvergnat, que vous connaissez bien. Votre lettre et celle de dame Lauvergnat me donnent la piste la plus fraîche jusqu’à maintenant sur Hélie Targer et elles me donnent surtout de l’espoir. Toutes deux, vous m’assurez de votre collaboration en demeurant aux aguets dans un lieu où « … il est absolument raisonnable de penser que d’autres visites ou échanges de nouvelles se produiront entre eux dans l’avenir » m’écrit Jacqueline Lauvergnat concernant Marie et Hélie Targer. 

Je ne sais pas si vous êtes déménagée à Québec comme vous le projetiez l’an dernier et si cette lettre pourra vous être livrée, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, sachez que votre présence dans la ville et votre volonté à participer à mon enquête seront de précieux atouts pour moi. Je crois qu’une ville présente des avantages pour un huguenot qui se sait traqué à cause de sa religion. Il peut mieux se fondre à la population sans crainte d’être inquiété par les autorités religieuses. Plusieurs commentaires de ce genre ressortent de la correspondance que j’ai reçue l’an dernier. J’ai acquis la ferme conviction qu’Hélie a plus de chance d’exercer son métier en toute tranquillité en ville plutôt qu’à la campagne. À mon sens, deux endroits correspondent à un lieu d’établissement valable pour lui en Nouvelle-France : Québec et Ville-Marie. Je vous suis très reconnaissante de bien vouloir me tenir au courant de vos recherches à Québec et je vous assure de mon absolue amitié. 

Renée Biret par la main de Sarah Périn

 

QuébecDe Joachine Lafleur à Renée Biret
Le septième jour d’août de l’an mille six cent soixante-cinq
De Joachine Lafleur, Gaudarville, Nouvelle-France
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle, France
43

Chère Renée Biret,

Par l’entremise de ma jeune amie et compagne de traversée Jeanne Repoche établie à Sillery, j’ai appris votre émouvante histoire d’amour avec un dénommé Hélie Targer et votre courage à mener une enquête pour le retrouver ici en Nouvelle-France. Ainsi, au cours de la dernière année, Jeanne m’a quelquefois parlé de vous et l’a fait avec une telle chaleur que j’ai presque l’impression de vous connaître. C’est pourquoi je m’autorise ce pli, qui je l’espère ne vous paraîtra pas inconvenant. Ne voulant pas vous créer de faux espoirs, je vous dis de suite que je ne possède aucun renseignement sur votre fiancé, mais que bien sûr, si j’en trouvais, je me ferais un devoir de vous les communiquer sans délais.

Pardonnez mon audace à vous écrire sur ce sujet de votre vie privée, mais ce que je vis depuis ma rencontre en novembre 1663 avec celui qui est enfin devenu mon époux en février 1664, me rend particulièrement sensible aux amours contrariées par les obstacles du destin. Chère Renée Biret, je veux vous encourager par toutes les façons possibles à ne pas abandonner vos recherches, car, à certains égards, mon histoire personnelle m’y pousse. Pour ce faire, permettez donc que je vous narre les circonstances de mon union. Je me laisse aller à la confidence en toute confiance puisque c’est grâce à la plume de ma bonne amie Nicole Gareman, qui connait déjà fort bien tous les détails de mon récit, que je peux vous écrire.

Je dois vous avouer que j’ai quelques fois déploré le jour où mon cœur trop tendre n’a pas su écouter ma raison. Je ne suis pourtant pas une sotte. Jugez par vous-même. Le Poitou est le pays où je suis née et j’ai grandi. Mon père, Charles Lafleur, était un honorable marchand; un boucher réputé. Nous ne manquions de rien. Avec ma mère, je tenais l’étal. Notre petit bourg, La Châtaigneraie, était une ville de tisserands, avec ses 800 métiers qui battaient dans la place. Nous avions le nôtre et nous produisions de belles étoffes que nous destinions au commerce avec le Canada. Cette activité se faisant principalement par l’entremise des armateurs protestants de La Rochelle, j’étais souvent en contact avec eux et c’est comme ça que les histoires sur la colonie me sont parvenues. Je les écoutais en rêvassant, mais ce n’était que chimères. Je regardais résolument le chemin déjà bien tracé par mon père qui voulait me marier au veuf Chabot, un proche  des seigneurs de la place. Parfois, durant de courts instants, je m’imaginais installée dans le confortable hameau, à partager mes jours et mes nuits avec cet homme pour lequel j’avais peu d’estime. Pensées que je chassais vite, car mon destin me contraindrait bien assez tôt dans la vie.

Avec la mort de mon père, ce mariage ne fut plus possible. En fait, plus rien ne fut possible pour moi en France. Prendre le chemin de La Rochelle et de la colonie devint alors la seule solution, avec la peur au ventre et quelques espérances cachées profondément dans mon baluchon. Ma bonne naissance m’a valu d’être accueillie chez un bourgeois de Québec, dès mon arrivée. Dans la demeure du sieur Pierre Niel, j’ai reçu les recommandations d’usage pour la quête d’un mari : «Choisir un homme bien établi est préférable pour ne pas souffrir du rude climat de votre terre d’adoption», m’a-t-on souvent répété. Mon rang me permettait d’espérer un parti avantageux. Ma compagne de traversée et compagne de chambre chez le sieur Niel, Louise Gargotin, était très motivée à faire un bon mariage et s’est mise en quête dès les premières semaines, tout en m’encourageant à faire de même. Malgré le bon accueil chez le sieur Niel, le mal de ma Châtaigneraie natale ne me quittait pas. Devant tous ces hommes qui passaient, qui me faisaient peur, m’intimidaient, dont, parfois je ne comprenais même pas le patois et pour lesquels je n’avais pas plus d’estime que pour le veuf Chabot, je me languissais. Une grande tristesse m’avait envahie et refusait de partir. J’essayais de le cacher, mais j’avais peur que mon âme ait été frappée par la mélancolie définitivement.

Puis, à la fin novembre, Pierre Martin est arrivé. Un compatriote du Poitou. Il rendait visite au sieur Niel avec son cousin Jean Julien et leur ami Julien Jamin. Comme tous les célibataires, les trois hommes espéraient entrevoir les filles à marier qui logeaient dans la maison. Ma léthargie c’est envolée aussitôt que j’ai réalisé que j’étais devant des gens d’étoffes et d’habits. Pierre Martin et Jean Julien viennent d’une famille de drapiers de Ste-Verge, non-loin de La Châtaigneraie, et Julien Jamin, est tailleur d’habits de métier. Nos 20 ans, les étoffes, notre patois… Nous avons ri et parlé à en perdre haleine. Avec eux, j’étais soudainement de retour chez-moi. Mais celui avec lequel j’étais le plus à l’aise, c’était Pierre Martin. Nous nous comprenions si bien lui et moi ! Plus rien au monde ne pouvait désormais me faire renoncer à lui. Ni les recommandations du sieur Niel et de son épouse; ni l’aspect de sa frêle constitution; ni ses maigres possessions. Notre destin avait été scellé ce jour-là. Beaucoup m’ont trouvé bien sotte de m’engager dans les fréquentations avec lui. Ceux de ma connaissance savent pourtant que je suis une fille plutôt sensée. Pierre et moi sommes allés jusqu’au notaire et à la publication des bans…

Mais, au début de février 1664, est arrivé ce qui aurait pu ébranler ma conviction : une comparution de Pierre devant le Conseil Souverain. Le curé de Bernière, qui devait nous unir, avait appris que Pierre était tombé du mal caduc quelques fois. Il voyait d’un mauvais œil qu’un homme souffrant d’un tel mal puisse rester dans la colonie et fonder un foyer. Les neiges, les glaces, les transports par bateaux, les incendies fréquents et l’Hôtel-Dieu si éloigné, sont autant de périls qui ne pardonnent pas, vous voyez ? Le curé avait donc demandé cette comparution, à laquelle j’ai pu assister. Pour sa défense, Pierre a soutenu n’avoir aucun souvenir du problème qu’on lui reprochait. J’ai eu alors très peur, peur de le perdre. Ça discutait ferme dans les rangs du Conseil, mais je ne saisissais rien de ce que les notables disaient, comme s’ils avaient chuchoté. À un moment, je me suis sentie si mal que j’ai cru tomber dans le noir. Pierre m’a rapidement pris la main pour me retenir. Ce geste a-t-il ému ses juges ou a-t-il intercédé auprès de Dieu pour nous venir en aide ? Je ne le sais point, mais le miracle s’est produit : on a finalement décrété que nous pouvions nous marier, mais que si le mal caduc reprenait Pierre, nous allions être retournés en France tous les deux, avec nos enfants si nous en avions.

Plusieurs filles à marier ont rompu des promesses pour bien moins que cela. Le sieur Niel, qui m’aime bien, avait certes d’autres partis que Pierre à me proposer en mariage. Et Louise Gargotin me priait presque à genoux de brûler le contrat que j’avais signé avec lui. J’ai tenu bon, mais je vous confie dans le plus grand des secrets, que chaque jour depuis cette comparution, je m’emploie à cacher la vérité sur Pierre autour de nous... On ne sait jamais d’où viendra la malveillance. Oui, chère Renée, mille fois je me suis reproché ce mariage d’amour, car le labeur est très dur ici et nous avons tout à bâtir pour survivre. Mais nous le faisons ensemble, Pierre et moi et cela nous rend plus forts. Nous nous débrouillons avec ce que nous sommes et usons d’imagination. Pierre trouve de belles étoffes et nous confectionnons des hardes de qualité que nous échangeons avec nos voisins contre du travail de préparation de la terre pour les semences. Pierre fait parfois boucherie pour les censitaires, activité dans laquelle je l’ai instruit avec les connaissances acquises chez mon père. À chaque écueil, je regrette mon cœur trop tendre, mais durant de très courts moments seulement.

Soir après soir, nous nous retrouvons devant l’âtre, le dos rompu par le travail et je me dis que je ne voudrais aucune autre vie que celle auprès de Pierre et de notre petite Françoise, qui aura un an le trente octobre prochain. Je crois que peu de femmes connaitront cette harmonie dans leur vie de couple ou comprendraient notre sacrifice. C’est pourquoi je me sens proche de celles qui, comme vous, poursuivent leur idée de contracter un mariage d’amour. Je veux leur dire qu’elles ont raison. J’oserais même vous inciter, chère Renée Biret, à prendre la mer pour retrouver votre Hélie ! Il est quelque part dans la colonie. Portez votre folie jusqu’au bout et venez l’y rejoindre. Il est si bon de vivre l’amour, cela surpasse n’importe quel confort matériel. Je m’arrête ici de peur d’influer sur un destin qui n’est pas le mien, mais le vôtre.

Je garde l’espoir que nos routes se croiseront un jour et que vous me raconterez le dénouement de cette enquête qui me passionne tant.

Votre admiratrice,

Joachine Lafleur*

*L’auteur de la lettre de Joachine Lafleur est Nathalie Caron. Celle-ci a personnifié Joachine Lafleur au cours de l’année 2013, année de commémoration du 350e anniversaire de l’arrivée du premier contingent de Filles du Roy en Nouvelle-France. À l’occasion de cet événement, la Société d’Histoire des Filles du Roy a recruté 36 Québécoises pour représenter et incarner les 36 filles et femmes qui ont formé ce contingent précurseur de 1663. Nathalie Caron, tout comme moi, en était.

 


LarochelleDe Renée à Joachine Lafleur
Le vingtième jour de mars de l’an mille six cent soixante-six
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Joachine Lafleur, Gaudarville, Nouvelle-France
44

Dame Lafleur,

Votre audace à m’écrire, comme vous le dites, est cent fois pardonnée, si tant est qu’elle avait à l’être. Par sa belle sensibilité, votre lettre de l’été dernier m’a tenue chaud tout l’hiver. Je ne peux vous dire combien de fois ma tante me l’a lue et relue, car je ne sais pas lire. Tante Sarah et moi-même partageons une petite chambre sous les combles de l’auberge qui nous emploie et, en me prêtant le concours de sa plume, ma tante permet cette correspondance dont vous a parlé mon amie Jeanne Repoche. Tante Sarah se joint donc à moi pour vous remercier du bienfait que votre lettre nous procure à toutes deux. En effet, nous ressentons la belle douceur et la patience d’une femme honnête dans chacune de vos phrases. Cela nous apaise comme un conte heureux avant d’aller dormir.

Votre témoignage est éloquent et parle pour vous qui avez montré du courage et de la bonne volonté depuis votre départ de La Châtaigneraie en 1663 jusqu’à ce jour, en affrontant la nostalgie du pays et la menace de perdre votre amoureux. Votre lettre dit combien grande est votre générosité en prenant un homme atteint du mal caduc  comme époux, mais combien grand aussi est votre amour pour cet homme. Tante Sarah et moi avons été très remuées par votre histoire et nous le sommes encore en vous écrivant cette réponse. Je suis très impressionnée de vous connaître, chère Joachine. Parmi toutes mes correspondantes, peu d’entre elles ont témoigné d’un sentiment aussi profond pour son mari. Peu ont eu à conjurer un sort méchant qui s’était acharné à contrecarrer leur union. Peu se sont battues pour maintenir envers et contre tous le choix que leur cœur leur dictait. En recevant votre lettre, quelle belle surprise me réservait l’enquête que je mène depuis deux ans ! Les filles à marier manquent peut-être de temps pour des fréquentations assidues, mais certaines d’entre elles, comme vous, parviennent à découvrir l’âme sœur en dépit d’apparences négatives d’un prétendant.

Sachez que j’accepte avec beaucoup de joie votre proposition d’amitié et que votre conseil de venir en Nouvelle-France pour retrouver mon fiancé me trouble plus que vous ne pouvez l’imaginer. Le plus étonnant, c’est que tante Sarah approuve votre conseil…

Dieu vous protège et nos prières vous accompagnent dans votre quotidien ardu.

Renée Biret et Sarah Périn 

 

QuébecDe Jacquette Ledoux à Renée
Le trentième jour d’août de l’an mille six cent soixante-cinq
De Jacquette Ledoux, Québec 
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
45

Chère Renée Biret,

Contrairement à ce que tu as certainement pensé en me saluant l’an dernier à La Rochelle, je n’ai pas oublié ma promesse de faire des recherches sur ton Hélie en arrivant au Canada. Mais d’abord, je te donne des renseignements sur moi, comme il se doit dans une lettre écrite à une connaissance et amie. Une voisine serviable prend la plume à ma place et je la remercie aimablement tout de suite de le faire.

Permet que je commence au début. Le Saint-Jean-Baptiste-de-Dieppe a accosté à Québec le 30 juin dernier avec un grand nombre d’engagés dont Hélie Barestre, l’ancien voisin de ton Hélie à La Rochelle. Nous n’avons pas pu se côtoyer à bord, car dans la sainte-Barbe, on a séparé le groupe des 13 filles à marier d’avec celui des 150 hommes engagés. Barestre et moi se sommes rejoints au débarquement et nous avons parlé de Targer ensemble. Bien que Barestre m’ait dit avoir reçu lui aussi ta demande d’enquêter, nous nous sommes perdus de vue et je ne sais ce qu’il a découvert depuis notre arrivée, si tant est qu’il ait découvert quelque chose.

Québec m’a beaucoup déçue, malgré les bontés de la logeuse qui nous a accueillies, moi et trois autres filles, qui ont eu le  bonheur de se marier avant moi, ce qui m’a désenchantée un peu. Je croyais qu’avec ma dot de 500 livres tournois, je partirais la première. Je me suis finalement décidée pour Jacques Grimot qui a commencé à me fréquenter le onze octobre, lorsqu’il a pu se libérer de ses contrats de scieur de long à la rivière St-Charles. Le quinze octobre on passait devant monsieur le notaire Duquet; le dix novembre, on était mariés à l’église Notre-Dame-de-Québec. Le douze, grâce à ma dot, on louait une maison et le quatorze on s’y installait. Quatre mois plus tard, j’étais grosse. J’ai accouché d’une petite fille qui a une semaine aujourd’hui. Aussi bien dire que Grimot et moi, on n’a pas chômé, comme la plupart des couples d’habitants dans la colonie. Notre fille s’appelle Françoise.

J’ai le même âge que mon mari. C’est un gars du Poitou arrivé en 59 comme engagé laboureur, sur le même vaisseau que ton Hélie et son compère Pépin. Tous trois ont souffert mille maux durant la traversée et sont devenus compagnons d’infortune. Sitôt rétabli de ses étourdissements et de ses vomissements, Simon Pépin a trouvé un engagement comme menuisier au Fort St-Louis, tandis que Targer s’est embauché à Pointe-de-Lévy. Mon mari fréquente assidûment Simon Pépin, je soupçonne même qu’ils sont compères de bouteille, mais il n’a plus revu Hélie Targer, jusqu’en décembre dernier. Celui-ci s’est présenté à la fabrique de barques de la rivière St-Charles pour chercher de l’ouvrage. Mon mari, qui y fait encore des journées en hiver, comme scieur de long, a parlé avec Targer pendant un moment. D’après ce que j’ai compris de cette rencontre, ils ont surtout évoqué leur voyage en mer en 59 et ils ont parlé de leur ami commun, Simon Pépin. Targer habite-t-il Québec ou l’île d’Orléans qui a été mentionnée dans leur conversation ? Grimot ne se le rappelle pas. C’est flou. Une chose dont il est certain, c’est qu’Hélie Targer n’était pas marié en décembre et pas même fiancé. « Ça, je lui ai demandé, pour sûr à Hélie, rapporte mon mari. T’as pas pu mettre la main sur une fille à marier ? Que je lui ai lancé; t’as pas une petite fiancée qui t’espère quelque part ? Que j’ai ajouté, quand je l’ai vu se tortiller d’embarras. Targer m’a grogné un non qui coupait court à notre parlotte. Moi, je suis pas du genre à insister. J’ai pensé qu’il avait été éconduit par une donzelle et qu’il en avait un peu de dépit. »

Remarque, chère Renée, que ça arrive souvent ici. Les filles à marier ont le choix parmi les prétendants qui eux, n’en ont guère. Nous, les femmes célibataires, c’est normal qu’on sélectionne les hommes : ils sont six fois plus nombreux que nous.  Alors, tu vois, très chère, je pense que si Hélie se considérait toujours fiancé avec toi, il n’aurait pas hésité à répondre qu’il était fiancé quand mon mari lui a posé la question. J’ai demandé à Grimot si Targer avait parlé de toi durant leur traversée en 59 parce qu’à ce moment-là, il était apparemment fiancé avec toi à La Rochelle. Il m’a répondu que non, il ne se souvient de rien à ce sujet-là. À toi de tirer tes propres conclusions. Ce que je pense vaut ce que ça vaut, ce que je sais, je le tiens de mon mari. C’est vrai qu’il n’a pas une mémoire très vive, mais quand même.

Voilà, c’est dit. Une promesse est une promesse. Je te souhaite de meilleurs résultats avec tes autres amies de La Rochelle dans ton enquête.

Dieu te garde,

Jacquette Ledoux par la main de Berthe Legris.

 


LarochelleDe Renée à Jacquette
Le cinquième jour d’avril de l’an mille six cent soixante-six
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Jacquette Ledoux, Québec, Nouvelle-France
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Bonne et aimable Jacquette,

Bien qu’une lettre de toi me surprenne, comme tu l’as deviné, son ton ne m’étonne guère. D’abord, tu ne m’apprends pas qu’Hélie soit possiblement dans les parages de Québec et qu’il soit encore célibataire. Une informatrice spontanée et une sage-femme à l’Île d’Orléans m’ont déjà transmis l’information avant toi. En outre, elles sont en contact avec Marie Targer, la cousine d’Hélie, qui elle, entretient des liens constants avec lui. Voilà pour la nouvelle que tu sembles si heureuse de me bailler sur le sujet. Quant aux suppositions que tu tires de la conversation des plus vagues que ton mari a eue avec Hélie concernant son état de fiancé, je me permets de les négliger. Je ne te remercie pas de m’en faire part. Ta perfidie de jalouse est trop évidente pour donner à tes propos le pouvoir de me toucher.

En terminant, je t’annonce que ta jeune amie Andrée Remondière est devenue orpheline de père l’hiver dernier et qu’elle et sa mère monteront à bord du St-Jean Baptiste de Dieppe qui fait escale ce mois-ci à La Rochelle avant de se rendre au Canada. Quelques filles à marier rochelaises s’embarqueront sur la même traversée, dont mes amies protestantes Marie Léonard et Anne Javelot ainsi que Marie Chaton, une fille que tu fréquentais, je pense, la fille du maître chirurgien.  Il est décédé lui aussi au cours de l’hiver en laissant les siens dans le besoin. Pour Marie Chaton et pour Andrée Remondière, qui ne jouissent pas de la dot que tu possédais, laquelle n’a vraisemblablement été un appât suffisant pour accrocher un époux avant les autres, je n’ai aucune crainte qu’elles trouvent un mari rapidement. Leur joli minois plaidera en leur faveur.

Bonne et aimable Jacquette, je te salue.

Renée Biret

 

QuébecDe Marie-Madeleine de Chevrainville à Renée
Le quinzième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-cinq
De Marie-Madeleine de Chevrainville, Seigneurie de Beaupré
À Renée Biret, La Rochelle
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Damoiselle Renée Biret,

Par ma sœur Claude, récemment arrivée ici, j’ai entendu parler de vous. C’est lors de son mariage à Québec le mois dernier que nous nous sommes revues après deux longues années de séparation. Nous sommes des orphelines appartenant à la haute société de Paris et avons été désignées par le roi pour contracter mariage dans la colonie, moi à l’été 63 et ma sœur cette année.

J’en viens maintenant à l’objet de ma lettre. Claude vous aurait croisée à La Rochelle avant son embarquement et la conversation que vous avez engagée avec elle lui a appris que vous aviez écrit une quinzaine des lettres à vos amies établies en Nouvelle-France et à des filles à marier parties en 1663, probablement de mes compagnes sur L’Aigle d’Or. Le but visé par votre abondante correspondance est de retracer au Canada, un dénommé Hélie Targer, charpentier de métier. Je souligne avec admiration l’aspect inusité de votre entreprise et je lui accorde beaucoup de crédit, car une enquête par correspondance doit demander une grande détermination et une persévérance des plus tenaces.

Ainsi, comme je possède des renseignements sur Hélie Targer, je me fais un devoir de vous les communiquer. En décembre dernier, Hélie Targer et Nicolas Roy, un censitaire sur notre seigneurie, se sont présentés chez nous pour commander à mon mari, Joseph-Isaac Lamy dit Defond, tanneur, du cuir rigide pour la confection de bottes-chausses et des lanières épaisses pour gréer une barque à fond plat en vue d’une équipée sur les glaces du fleuve. Mon mari s’est enthousiasmé pour l’expédition projetée et a, par la suite, cherché à en connaître l’issue auprès de Nicolas Roy. Celui-ci nous a donc appris que la traversée à l’Île d’Orléans a bien eu lieu le sept janvier; que les huit passagers, dont Hélie Targer, s’en sont tirés sans une égratignure ni engelure; qu’ils ont séjourné durant quelques temps sur l’île, les uns chez des amis, les autres chez des parents. Ce fut le cas de Nicolas Roy dont la mère, Anne Lemaître était une de mes compagnes de traversée en 1663. Elle est l’épouse d’un sellier dans la seigneurie de Beaulieu, Adrien Blanquet dit Lafougère. Les huit aventureux sont revenus sains et saufs à la fin du mois de janvier et ils ont soulevé l’exaltation de tous les habitants de la Coste de Beaupré. Cet exploit de navigation hivernale a fait le tour des chaumières de la seigneurie, a probablement été colporté jusqu’à Québec, et même au-delà.

Je ne sais rien d’autre à propos d’Hélie Targer; ni même s’il est resté en lien avec Nicolas Roy. Mon mari affirme qu’il n’est pas censitaire ou homme engagé dans la seigneurie de Beauport. Voilà la seule chose que nous savons avec certitude. Cependant, suite à cette fameuse expédition sur le fleuve, le nom d’Hélie Targer est sorti de l’anonymat. J’espère que cette information saura vous aider dans vos recherches.

Je sais que ma sœur Claude aimera recevoir des nouvelles de vous et de votre enquête. Aussi, s’il vous agrée de lui écrire, adressez votre missive à Claude de Chevrainville, épouse du sieur Henri Brault de Pomainville, Pointe-de-Lévy.

Avec mes vœux de succès, damoiselle Biret, je vous recommande dans mes prières et vous assure de mon attentive amitié,

Marie-Madeleine de Chevrainville

 


LarochelleDe Renée à Marie-Madeleine de Chevrainville
Le sixième jour d’avril de l’an mille six cent soixante-six
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Marie-Madeleine de Chevrainville, Beaupré, Nouvelle-France
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Noble Marie-Madeleine de Chevrainville, 

Soyez mille fois remerciée pour votre aimable lettre. Elle témoigne de votre gentillesse dans le souci de renseigner une pure étrangère comme je le suis, sur une question qui vous est tout aussi étrangère. C’est réconfortant et honorable à la fois. 

Je me souviens parfaitement d’avoir conversé avec votre sœur Claude l’an dernier. Elle logeait à l’auberge voisine de celle où je suis employée, en attente de son embarquement avec ses compagnes issues de la maison parisienne La Salpétrière. Son groupe n’y était arrivé que depuis trois jours quand son départ pour la colonie a été organisé. Bien que nous nous soyons peu parlé, nous sommes arrivées à faire suffisamment connaissance pour échanger quelques confidences. Je suis ravie qu’elle ait partagé avec vous les confidences concernant mon enquête par correspondance sur mon fiancé. Il me fera très plaisir de lui envoyer une lettre, comme vous me le suggérez. 

Je garde de votre sœur Claude, le souvenir d’une fille de qualité, et votre lettre me révèle que vous l’êtes tout autant. Votre malheur d’orphelines n’a pas altéré votre générosité et votre grandeur d’âme. J’espère que votre vie en Nouvelle-France saura être la hauteur du bonheur que vous méritez toutes les deux. 

Votre obligée, Renée Biret

Par la main de Sarah Périn  

QuébecDe Catherine Moitié à Renée
Le deuxième jour d’octobre de l’an mille six cent soixante-cinq
De Catherine Moitié, Ville-Marie
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
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Ma chère Renée,

Je suis jalouse de Marie Valade à qui tu écris pour la deuxième fois, alors que tu ne m’as pas envoyé de lettre encore. Il paraît que tu as écrit à ma sœur et à Marguerite Ardion à l’Île d’Orléans; à Jeanne Repoche à Sillery; et même à Catherine Paulo, qui n’était pas une si grande amie à toi. Voilà pourquoi je me suis décidée à t’écrire la première. J’utilise ma compagne Catherine Pillard pour prendre la plume à ma place afin de te donner de mes nouvelles. J’espère qu’elles te plairont.

Comme Catherine Pillard te l’apprend dans sa propre lettre, elle va certainement se marier le mois prochain et quitter la maison du sieur Lemoyne. Tant mieux, elle convole en justes noces, comme on dit, avec son amoureux Pierre Charron. Elle l’a rencontré ici-même et il se pourrait bien que cela m’arrive à moi aussi. Ce n’est pas les célibataires qui manquent autour. Particulièrement dans cette maison de la rue St-Paul où défilent beaucoup de matelots, d’hommes engagés, de voyageurs de traite, sans compter les domestiques de la famille Lemoyne. Vont s’ajouter bientôt des soldats de compagnies d’infanterie qui viennent passer l’hiver à Ville-Marie. C’est à croire si je ne me dénicherai pas un mari là-dedans...

Y a bien ma cousine Suzanne Guilbault qui m’avait promis de me trouver un parti, mais pas avant que j’aie dix-huit ans. Je ne vois pas pourquoi. Ma sœur Marguerite s’est mariée à dix-sept ans, non ? Je ne compte pas trop sur Suzanne et son mari Claude Fézeret pour m’accointer un époux. Ils ont eu vent qu’un domestique ici, Désiré Viger, est intéressé par moi, ce qui est vrai, et que le sieur Lemoyne serait d’accord avec ce mariage. Ma cousine m’a même dit que mon maître allait me faire des dons et m’habiller de pied en cap quand je partirai pour me marier. C’est vrai que mon maître est l’homme le plus riche de Ville-Marie. Désiré Viger affirme qu’il lui a promis une terre dans son fief de Longueuil quand il quittera son service pour se marier. Si je n’ai trouvé personne de mieux d’ici l’automne prochain, je le marierai probablement.

Catherine Pillard est fatiguée d’écrire. Elle pense qu’il faut confier notre courrier aujourd’hui ou demain au plus tard si on ne veut pas qu’il rate le dernier navire à quitter le port de Québec pour la Nouvelle-France. Ça lui a pris un an pour écrire sa lettre, mais elle veut écrire la mienne en une journée. Elle est comme ça Catherine. Elle va quand même me manquer quand elle partira avec son  Pierre Charron…

Elle se joint à moi pour te souhaiter bonne chance dans ton enquête et te recommander à Dieu.

Catherine Moitié,
par la main de Catherine Pillard

 


LarochelleDe Renée à Catherine Moitié
Le septième jour de mai de l’an mille six cent soixante-six
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Catherine Moitié, rue St-Paul, Ville-Marie
Aux soins du sieur Le Moyne
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Chère petite Catherine,

Ta gentille mais impatiente lettre a été livrée en même temps que celle de Catherine Pillard, par Le Jardin de Hollande, parti le 14 octobre de Québec et rentré au port de La Rochelle le premier décembre. Parmi les nombreux bâtiments qui ont fait la traversée l’année dernière, c’est celui qui a réalisé le meilleur temps. Tout de même, il eut fallu de peu pour que je ne reçoive pas vos lettres, par exemple si les voyageurs coursiers n’avaient pas fait leur propre traversée entre Ville-Marie et Québec en moins de 14 jours. Comme tu vois, je suis instruite de tous les détails du transport dans la colonie, maintenant.

Bref, venons-en à quelques nouvelles d’ici. J’ai reçu plus de courrier que ce à quoi je m’attendais. Je crois que mon enquête intéresse toutes celles à qui j’ai écrit depuis 1664, car elles répondent assidument, mais en plus, elles en parlent autour d’elles et d’autres filles à marier y vont de leurs commentaires et de leurs opinions en m’écrivant à leur tour. Malheureusement, ma tante Sarah a été malade une partie de l’été dernier, tout l’automne et tout l’hiver, si bien que je n’ai pu reprendre ma correspondance qu’en mars. Le lot de réponses que j’ai à faire est inouï et le nombre de questions qu’il me reste à poser par lettre est encore plus impressionnant.

Je te remercie de me souhaiter bonne chance dans mon enquête pour retracer Hélie. Ce n’est pas encore fait, mais des indices commencent à poindre de ci de là, au gré des lettres qui me sont adressées. Pour l’instant, rien n’indique qu’Hélie soit allé du côté de Ville-Marie. Par contre, on l’aurait repéré à Pointe-de-Lévy en 1659; au poste des Trois-Rivières en 1662; et à l’Île d’Orléans au début de 65. On pense qu’il serait à Québec depuis, mais son grand ami Simon Pépin qui réside dans cette ville et qui a écrit aux siens à La Rochelle l’an dernier, ne fait aucune mention de lui dans sa lettre. Même son de cloche du côté de Catherine Barré qui a séjourné à Québec avant d’être rapatriée avec son mari à l’automne dernier. À ma demande, elle a écumé la ville durant sept mois et n’a trouvé aucune trace d’Hélie. Cependant, une inconnue s’ajoute comme nouvelle informatrice en la personne de Catherine De Boisandré. Elle se propose de faire enquête à Québec dès qu’elle y sera déménagée, possiblement cette année. Elle habite l’Île d’Orléans depuis son mariage en octobre 63 et a été mise au parfum de mon enquête par ta sœur et par Marguerite Ardion qui sont mes chercheuses les plus ardentes dans la colonie.

En terminant, je te souhaite de prendre époux selon tes goûts et au moment opportun. Profite bien des largesses de tes maîtres actuels, car les heures de privation t’attendent vraisemblablement dans ta future vie d’habitante sur un fief. Que Dieu te protège et t’assiste, chère petite.

L’amie fidèle des Moitié de La Rochelle, Renée Biret