L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce quatrième lot de lettres, Renée écrit à quatre filles à marier (Filles du Roy) du contingent de 1663.
Lire aussi l’épisode précédent et les épisodes suivants.

Avril 1665

LarochelleDe Renée à Marie Valade
Le troisième jour du mois d’avril de l’an mil six cent soixante cinq
De Renée Biret à La Rochelle
À Marie Valade, Ville-Marie
27

Très chère Marie,

Le malheur m’a frappée en décembre dernier avec le décès de mon père, tué par une chute de pierres sur le chantier de démolition de la Porte Notre-Dame de Cougnes. Tu sais combien nous, les petites gens, n’avons pas de temps pour les apitoiements quand le deuil nous frappe. J’ai fait face comme tu t’en doutes, en me plongeant dans l’action, soutenue par mon irremplaçable tante Sarah et par le feu roulant de mes nouvelles fonctions à l’Auberge.

Depuis septembre, je suis promue aux étages comme servante et je n’ai plus une minute à moi. Cette semaine, on m’a assignée au service de messire Jean Talon, futur intendant de la Nouvelle-France, de passage à La Rochelle avant de s’embarquer à la fin de mai. J’en suis pratiquement entichée tellement il est amène avec tout le monde, sans distinction de rang. Et puis, je suis vraiment aux premières loges pour entendre parler de la Nouvelle-France quand je vaque à mes tâches dans sa chambre où il reçoit une foule de notables, marchands, armateurs, gens de robe et gens d’épée. Ce que j’y apprends est absolument passionnant. Lorsqu’il est question de filles à marier, je tends une oreille non seulement attentive, mais très épieuse. Ho, Marie, comme je vous imagine mieux dans votre quotidien de pionnières désormais ! Le spectre des vilénies iroquoises autour de Ville-Marie s’éloigne de plus en plus, à mesure que se forme un gros contingent de soldats recrutés pour porter la guerre dans la colonie. Je soupire de soulagement en songeant que ces valeureux vont réussir à vous apporter la paix et vous permettre de cultiver votre lot en toute quiétude. Pour l’heure, la ville grouille de cette armée en formation et le tumulte que ça occasionne verra sa fin avec son embarquement au cours de l’été, sur une bonne douzaine de bâtiments. Messire Talon s’y emploie activement et toute cette fébrilité me fascine. Je dis que cet homme est exceptionnel et je ne cesse de mesurer la chance qui m’échoit de le côtoyer. Dans sa grande amabilité et générosité, il me donne son papier gâché pour sa correspondance, des feuillets souvent presque pas tachés, parfaitement utilisables pour entretenir la mienne avec les filles à marier.    

Parlons maintenant de ma correspondance. Si ce n’était pas de l’encouragement pressant de tante Sarah, je ne suis pas certaine que je poursuivrais l’enquête sur Hélie. Non pas que mes lettres l’an dernier n’ont pas appelé de réponses, au contraire, je m’étonne de leur réussite. Si ce n’est que de deux seulement, aucune de mes missives n’est restée lettre morte. Je n’ai pas obtenu de renseignements très convaincants, mais toutes mes correspondantes m’incitent à poursuivre. Je le fais donc, malgré l’ardeur refroidie de mon cœur. Est-ce le décès de mon père qui ruine mes possibilités d’être dotée ou le silence persistant de mon fiancé, ou notre séparation qui s’allonge… je ne saurais dire ce qui, de tout cela, me fait envisager le mariage comme un projet de plus en plus fugace. Bien sûr, chaque fois que ma tante s’installe dans notre petite loge et s’apprête à rédiger une lettre sous ma dictée, je me pose les questions suivantes : Où es-tu, Hélie Targer ? Que fais-tu ? Es-tu encore mien ? Le vide que je ressens devant l’absence de repartie commence à me peser. Ici, je vois tante Sarah qui roule de gros yeux de désapprobation. Elle ne veut pas me voir renoncer à l’espoir et elle a raison.

Je fais partir cette lettre et trois autres sur Le Vieux Siméon qui appareille dans une dizaine de jours. Cette fois, j’écris à trois parfaites étrangères dont deux qui m’ont été recommandées par ma bonne amie Anne Lépine dans le retour du courrier à l’automne dernier. Elle semble avoir relevé une trace d’Hélie à la Pointe-de-Lévy. J’explore ce lieu par l’entremise de deux filles à marier de 1663 parmi les quatre qu’elle m’a mentionnées.

Dans les lettres de nos amies reçues l’an dernier, j’apprends différentes choses que je te baille, au cas où tu ne les aurais pas apprises à Ville-Marie. Notre amie Catherine Barré et son mari ont connu des déboires qui font peser sur eux la menace d’expulsion de la Nouvelle-France et je ne serais pas étonnée de les voir revenir cet automne, à la grande satisfaction de Catherine qui ne se plait pas du tout là-bas. Mais je dirais que, de toutes nos amies, c’est la seule dans cet état d’esprit. Nos deux Marguerite, la Ardion et la Moitié, se disent comblées par l’île d’Orléans, par leur mari, et par leur giron car elles sont devenues enceintes assez rapidement après leurs épousailles. Jeanne Repoche a elle aussi eu un enfant à l’hiver dernier, et elle bénit le Ciel de lui avoir donné un si bon compagnon comme mari. Quand on connaît la timidité de Jeanne, on peut s’imaginer à quel point ledit compagnon doit être charmant pour qu’elle le loue en des termes si positifs ! Sa grande sœur Marie est mariée elle aussi, mais elles n’habitent pas près l’une de l’autre, à ce que j’ai compris et je pense que Jeanne souffre d’isolement. Je compte lui écrire dans mon prochain lot de lettres.

Reste Marie Targer, mon épine. Elle m’a répondu, comme il fallait s’y attendre, qu’elle ne collaborera pas à mon enquête. Sa grande préoccupation demeure la profession de sa foi calviniste qui se bute irrémédiablement aux interdictions des autorités de la colonie. Je ne sais pas si ce qu’elle vit à l’île d’Orléans se répète ailleurs, mais c’est la seule Rochelaise huguenote de nos connaissances qui semble en pâtir. Toi-même affirme ne pas subir le harcèlement de religieux, Marguerite Ardion et Catherine Barré n’en soufflent mot. Anne Lépine a dû passer par le sacrement de la confirmation avant de se marier et elle s’en est trouvée quelque peu marrie, mais plus à cause de son âge que pour l’abjuration elle-même. J’ai la plus grande difficulté à croire que Marie Targer ne sait rien sur son cousin, aussi ai-je décidé d’écrire à Jacqueline Lauvergnat, la femme qui a été son truchement ou qui lui a fourni de quoi écrire. Je ne perds rien à tendre une perche à cette inconnue. Toutes les filles à marier semblent tellement contentes de recevoir une lettre de France, mêmes provenant d’une personne qu’elles n’ont jamais vue.

Ha Marie, de vous écrire à chacune, mes amies fidèles, et surtout de vous lire en retour m’a procuré autant de bonheur que ça m’a affligée ! Je me languis de vous, à tous les jours, particulièrement le dimanche. Je profite de mes quelques heures de congé pour visiter vos amis et parentèles et glaner encore et toujours des échos sur chacune de vous. Parfois, je me fais pitié. Chez tes parents, j’ai surtout parlé avec ton frère Jean qui se prépare à partir au Canada avec Guillaume. Je vais suivre ton conseil et lui confier ce pli, car il compte se rendre jusqu’à Ville-Marie alors que Guillaume est déjà sous contrat comme domestique à Beauport.

Un autre contingent de filles à marier sera vraisemblablement de la traversée qui prendra son départ à la mi-mai. Je tiens cette information de Marie Martin qui va rejoindre son frère Joachim, établi là-bas depuis 56. Tu te souviens sûrement des Martin de la paroisse Ste-Marguerite… la famille comptait plusieurs bouches à nourrir, et non les moindres. Joachim était le moins costaud des frères Martin et il mesurait près d’une toise quand il s’est engagé comme laboureur; Marie, à 17 ans, est loin d’être chétive. On lui a fourni deux aunes de serge pour se coudre une cape courte avec capuchon. Avec la même quantité de tissu, je me serais confectionné deux jupes !!! La générosité dont les recruteurs font preuve envers les filles à marier cette année ne cesse de me surprendre. Quand je songe au dénuement qui a entouré votre départ en 63… je me souviens m’être inquiétée pour toi et tes coiffes dans ma lettre. Tante Sarah rit pour de bon, maintenant… Au fait, que veux-tu dire par le mot «scalpée» ?

Peu importe ! Me voilà rassurée sur l’approvisionnement de la colonie grâce à l’éloquent messire Talon et à ses visiteurs. Plaise à Dieu que les militaires du régiment Carignan Salières mettent bon ordre au chaos. Ce sera réel plaisir de voir ces centaines d’hommes s’entasser dans des barques et passer entre les tours du port pour gagner leurs navires dans la rade. Et ensuite, se sera émouvant de contempler l’imposante flotte qu’ils formeront, lorsqu’ils quitteront La Rochelle et prendront le large. Moi, je ne veux pas manquer ça pour tout l’or du monde et je compte bien m’absenter de l’auberge une ou deux heures à cette occasion ! Ici, dans la cité, on fonde tant d’espoir en une colonie forte et sécuritaire pour nos compatriotes. Et moi, dans le secret de mon cœur, c’est en mes amies que je nourris des espérances, dans leur fidélité et dans leur affection.

Je t’embrasse très fort et te tiens serrée contre moi pour harmoniser le battement de nos cœurs.

Ton amie sincère et orpheline, Renée.

 


QuébecDe Marie Valade à Renée
Le trois septembre 1665 à la Coste St-François
À Renée Biret, auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle,
28

Très chère Renée,

Reçois mes condoléances pour le décès de ton père, je sais que vous étiez proches l’un de l’autre. Toute ma famille à La Rochelle a déjà compati avec toi quand c’est arrivé, d’après les nouvelles de Jean. Mon frère habite chez nous depuis son arrivée à Ville-Marie le 29 juin et il ne cesse de jacasser, tant et si bien qu’il nous avait à peu près tout révélé ce que tu rapportes dans ta lettre avant même que je n’aie le temps de la lire. Pour l’instant, Jean prête la main aux travaux d’essouchage chez un ami de mon mari et voisin à 4 arpents de notre lot, Urbain Gaudreau dit Graveline, mais c’est temporaire, car il sera vraisemblablement demandé comme commis dans le port de Ville-Marie cet automne. J’aurai déplaisir à le voir s’éloigner, tant a été grande ma joie à le revoir. Son caractère bon enfant et joueur remplit la maison de gaieté et ma petite Marie-Jeanne, qui aura atteint sa première année le mois prochain, ne se lasse pas de ses facéties.

Je suis de nouveau grosse, d’un fils d’après Mathurine Thibault, une compagne de traversée que j’ai croisée dernièrement et qui n’a pas son pareil pour lire les signes mystérieux selon l’aspect du ventre des futures mères. Cette femme qui a passé sa trentième année est formidable : elle a épousé un veuf avec trois enfants, de 7, 3 et 2 ans et elle a donné naissance à un autre en octobre dernier. Au chapitre des grossesses, tu seras contente d’apprendre, chère Renée, que deux de nos compatriotes rochelaises ont bellement entrepris leur famille : le fils de Françoise Moisan est né en février; celui de Catherine Paulo en septembre 64. Toutes les deux sont de nouveau enceintes et accoucheront après moi. D’après mes calculs, cela devrait se passer au début d’avril 66. La jeune Catherine Moitié me presse de la nommer marraine. Cette chère petite n’est pas encore mariée et elle fréquente beaucoup sa cousine Suzanne Guilbault dont le mari est maître serrurier. Mon mari est en apprentissage du métier avec ce dernier et presque à chaque semaine, nous nous retrouvons ensemble chez Suzanne, les femmes et les enfants autour de l’âtre et les hommes à l’atelier. Catherine Moitié est parfaitement entichée de ma mignonette Marie-Jeanne et elle veut que j’accouche d’une autre fille. Inutile de te dire que mon mari Jean-Baptiste Cadieu espère que les pronostics de Mathurine seront exacts. En Nouvelle-France, comme en France, d’ailleurs, les garçons sont toujours mieux venus dans une famille. Pour ma part, je prendrai ce que le Père tout Puissant me donnera, fille ou garçon. Peu m’importe. Que l’enfançon soit sain, bien formé, qu’il boive bien et respire bien. Pour le reste, j’y verrai.

En terminant, je partage ton soulagement vis-à-vis l’armée dépêchée de France pour combattre les Iroquois au Canada. Cette rassurante opération militaire occupe toutes les conversations ici. Bien qu’il nous soit assez difficile de bien comprendre ce qu’il en est précisément, les bribes d’information qui nous parviennent sont encourageantes. Les compagnies du régiment ont commencé à se déployer à l’embouchure de la rivière Richelieu, laquelle est empruntée par les sauvages pour atteindre le fleuve et par lui, les territoires habités par les colons français. Les soldats vont vraisemblablement s’employer à ériger des forts tout au long du Richelieu et ainsi, tenir la rivière comme porte d’entrée de la colonie. Selon les ouï-dire, cinq compagnies devraient hiverner à Ville-Marie. Pour l’heure, une seule est arrivée. Une cinquantaine d’hommes en tout et partout, ça ne m’apparaît pas suffisant…

Depuis mon arrivée à l’été 63, j’ai tu mes appréhensions au sujet de notre sécurité. Je ne peux rien faire pour l’améliorer, je ne saurais pas prendre les armes le moment venu. J’ai donc chassé ces sinistres pensées de mon esprit. Mais d’entendre parler du régiment Carignan-Salières tous les jours, comme c’est le cas depuis mai, ma sérénité vacille. Je n’ose pas m’ouvrir de cela à Jean-Baptiste, car il me regarde comme une femme forte et imperturbable et s’en enorgueillit devant ses compères. Je le décevrais si je me plaignais. Plaise à Dieu pour mon mari que je lui donne un fils ! Au fait, une tête scalpée est une tête rasée de ses cheveux et de sa peau. Passons.

Je te demande de ne pas inquiéter mes parents avec mes états d’âme. Je te les ai confiés à toi seule pour me soulager et je compte sur toi pour ne pas les divulguer. Sinon, à quoi servent les grandes amies ? En contrepartie, je reçois l’aveu du refroidissement de ton cœur en toute discrétion. Je comprends que les résultats de ton enquête te déçoivent, que le décès de ton père amenuise tes espérances de mariage et que la durée de ta séparation avec Hélie commence à éteindre ta flamme amoureuse. Je t’en conjure, n’abandonne pas. Pense à tes amies qui veulent encore recevoir tes missives, pense aux autres filles à marier qui veulent prendre part à tes recherches, et surtout, pense à ta tante Sarah qui met toute son énergie et son talent de scribe dans cette opération d’écriture.

N’est-ce pas, Sarah, que j’ai raison en enjoignant Renée à continuer ?

Sur ce je te laisse et je replonge dans les travaux de la maisonnée et ceux du potager dont j’ai la responsabilité sans en avoir la science. Heureusement qu’on entre dans la saison de cueillette et que les soins à apporter aux plants sont presque nuls...

Ton amie forte et fragile de Ville-Marie,

Marie Valade

 

LarochelleDe Renée à Françoise Brunet
De Renée Biret, Cité de La Rochelle
À Françoise Brunet, épouse de Théodore Sureau
Pointe-de-Lévy, Nouvelle-France
29

Dame Brunet,

Votre amie et compagne de traversée, Anne Lépine,  m’a recommandé à vous comme étant une personne susceptible de me venir en aide pour retracer le charpentier Hélie Targer, établi en Nouvelle-France depuis l’automne 1659. Anne Lépine est une très grande amie à moi et j’ai eu de ses nouvelles l’an dernier, par courrier. C’est lors de cet échange qu’elle m’a appris qu’Hélie Targer aurait œuvré à l’érection de bâtiments pour le compte du sieur Bissot et qu’il aurait été logé chez votre époux Théodore Sureau durant ce contrat d’une durée de 36 mois et prenant probablement fin à l’automne 62. Peut-être Hélie Targer est-il encore chez vous, ou sinon, est-il demeuré dans votre voisinage en trouvant à s’embaucher de nouveau dans la seigneurie de Lauson ? S’il a quitté la place, peut-être a-t-il dit à votre mari où il allait ? Je crois et j’espère ardemment que vous pourrez me renseigner sur ce qu’il est advenu de lui.

Deux mots pour justifier ma requête. Je suis fiancée à Hélie Targer depuis bientôt huit ans et je suis sans nouvelles de lui depuis l’année de son départ. Il en est de même pour sa famille à La Rochelle qui attend son retour, tel qu’il l’avait promis. Si vous le connaissez ou si vous connaissez quelqu’un qui le fréquente, faites-lui savoir que nous sommes à sa recherche et que nous voulons de lui un signe, un message. Qu’il nous fasse connaître ses intentions quant à son retour à La Rochelle.

Je me permets, dame Brunet, de faire appel à votre bonté et générosité pour répondre à ce pli et de me révéler ce que vous apprendrez, que ce soit décevant ou non pour moi ou pour la famille Targer. Recevez mes meilleures pensées et vœux pour votre santé et celle de vos deux fillettes.

Renée Biret par la main de Sarah Périn,

Auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle

 


QuébecDe Françoise Brunet et de Suzanne de Licerace à Renée
Le vingt-sept juillet 1665
De Françoise brunet, Pointe de Lévy, Nouvelle-France
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle,
30

Madame,

Vous avez bien fait de suivre le conseil d’Anne Lépine et de m’écrire. Vous sachant une grande amie d’Anne, honnête femme avec laquelle je suis liée d’amitié et à qui je ne saurais rien refuser, je suis tout à fait disposée à vous dire ce que je sais du passage d’Hélie Targer sur la seigneurie de Lauson.

Mon mari Théodore Sureau et notre voisin de censive, Michel Bisson, ont tous deux obtenu leur concession au fief Ste-Anne, du Sieur Jean Bourbon dit Romainville, le 4 octobre 1959. Ils s’y sont rendus aussitôt, ont érigé une cabane sur le lot de Michel Bisson, dans laquelle ils ont passé leur première année, avec Hélie Targer, un compagnon de traversée de mon mari et charpentier engagé par le sieur Bissot, ce qu’Anne vous a justement appris. À l’automne 1661, mon mari avait complété son habitation sur son lot et il y a définitivement emménagé, alors que Michel Bisson, pendant une autre année encore, a continué d’héberger Hélie Targer sous son toit. D’ailleurs, ce toit a beaucoup bénéficié des talents de charpenterie du logeur. La cabane de Bisson s’est transformée en un des logis les mieux bâtis à Pointe-de-Lévy. Ni Bisson, ni mon mari ne savent quand le contrat de votre fiancé avec le sieur Bissot s’est terminé exactement ni pourquoi il n’était pas logé chez son maître depuis son embauche. Quoiqu’il en soit, Hélie Targer avait déjà quitté la seigneurie au moment des mariages.  Je parle du mien avec Théodore et de celui de Bisson avec ma compagne de traversée, Suzanne de Licerace. Car en effet, nous nous sommes mariées toutes les deux le 8 novembre 63, à l’église Notre-Dame-de-Québec et nous sommes depuis des voisines immédiates. Postée sur le seuil de ma porte, j’aperçois la cheminée de sa maison, et si je m’avance d’une trentaine de toises en gravissant le sentier qui relie nos demeures, je découvre la sienne avec les dépendances que lui a érigées Targer en compensation du gîte et du couvert qu’il y a reçu. Nous sommes d’accord sur un point ici à propos d’Hélie Targer : c’est un travailleur habile et particulièrement vaillant.  

Permettez un autre éloge sur une personne que je brûle de vous faire connaître. Il s’agit de Suzanne de Licerace. Elle et moi sommes intimement liées par le devoir d’entraide, par nos âges similaires, près de la trentaine, et par la grande affection qui résulte de nos destins communs en Nouvelle-France. Suzanne est issue d’une famille bourgeoise de Haute-Savoie et n’est pas arrivée les mains vides. Elle était munie d’une dot et de biens totalisant 250 livres tournois et elle possède une éducation dont elle fait généreusement profiter son entourage. C’est d’ailleurs elle qui prend la plume à ma place. Suzanne a commencé à enseigner l’écriture à mes filles Jeanne et Françoise durant mes relevailles après avoir accouché de ma fille Geneviève, le 2 octobre dernier. Mes aînées ne sont pas encore très habiles avec la formation des lettres, mais elles les reconnaissent et peuvent les lire. J’aime à penser qu’elles parviendront à maîtriser lecture et écriture avant d’être en âge de se marier, rêve que j’ai caressé pour moi-même quand j’étais enfant à Quimper.  

Suzanne est à son tour enceinte et devrait accoucher le mois prochain. Inutile de vous dire que j’entends bien la seconder. Je la vois qui sourit en écrivant ces mots. Que ferions-nous l’une sans l’autre ? Je ne peux l’imaginer. Maintenant, je lui laisse compléter cette lettre avec les impressions qu’Hélie Targer a laissées à son mari Michel Bisson, celui qui a le mieux connu votre fiancé sur la seigneurie, mis à part le sieur Bissot, évidemment.  Je termine en vous saluant et en vous souhaitant de retrouver votre homme. Malgré l’étendue de la colonie, nous sommes peu nombreux à l’habiter et je dirais que nous nous connaissons presque tous, directement ou par truchement.

De Suzanne de Licerace à Renée Biret

Madame,

Votre lettre, livrée par un vaisseau entré à Québec en juin dernier nous est parvenue à la seigneurie de Lauson le 29, Fête de Saint Pierre et Saint Paul. Je crois que le repos dominical observé en cette fête d’obligation a amplifié notre émotion à sa lecture, car Françoise et moi avons lue et relue votre courte lettre durant toute la journée et avons commencé à interroger nos maris pour préparer la présente réponse. Sachant qu’aucun navire sur son retour en France ne quitterait le port avant août, nous avons pris le mois de juillet pour rédiger cette missive. Ho combien nous aurions voulu avoir à vous donner des nouvelles d’Hélie Targer obtenues de vive voix !

Madame, vos interrogations portent surtout sur les intentions de votre fiancé concernant son retour à La Rochelle et elles sous-entendent un questionnement sur ses intentions concernant son engagement envers vous. Je vais tenter d’y répondre à la lumière des confidences, rares, il faut bien le dire, qu’Hélie Targer a pu faire à mon mari ou à celui de Françoise.

D’abord, son état de fiancé. Il en a parlé à plusieurs reprises à Théodore Sureau au cours de leur traversée sur Le Saint-André en juin 1659. On sait que ces longs périples en mer favorisent les échanges personnels entre les passagers, chacun évoquant ce qu’il abandonne au pays et ce qu’il espère trouver dans la colonie. Par ailleurs, si Hélie Targer a parlé de vous en termes affectueux à Théodore Sureau à cette occasion, il n’a plus jamais parlé de vous par la suite. Ni à son débarquement à Québec, ni à son arrivée dans la seigneurie de Lauson, ni à mon mari au cours de son séjour de presque trois ans chez lui. C’est ce que rapportent nos maris et on peut se fier à leurs dires. Vous ne devez pas vous en alarmer, car dans un contexte de travail, un homme est souvent muet au sujet de ses amours. 

Concernant son retour à La Rochelle, Hélie Targer en a clairement émis le souhait, tout en reportant son accomplissement à une date lointaine, probablement motivé à retarder le voyage par sa peur de la traversée. En effet, Théodore Sureau affirme que Targer a beaucoup souffert de vertiges en mer et il est débarqué passablement mal en point. Au cours des dernières années, nos maris ont souvent entendu votre fiancé envisager de faire plusieurs contrats pour amasser un pécule et devenir son propre maître. Là encore, nous remarquons chez Targer une volonté assez commune à l’ensemble des hommes de métier recrutés pour œuvrer en Canada. L’attrait du titre de maître demeure grand pour n’importe quel apprenti, de quelque métier que ce soit. Comme vous le savez peut-être, le titre de maître échoit automatiquement à tous les engagés apprentis, quelle que soit leur année d’apprentissage complétée en France, dès le moment où ils ont cumulé deux contrats en Nouvelle-France.

Maintenant quelques hypothèses qui pourraient expliquer le départ de votre fiancé du fief Ste-Anne avant notre arrivée. Premièrement, notre arrivée justement. Hélie Targer aura voulu laisser la maison libre à la nouvelle épousée, en l’occurrence moi. Mon mari n’avance pas que ce serait la principale raison de son départ, mais je crois que cela l’a certainement motivé. Deuxièmement, le manque d’ouvrage supposé chez le sieur Bissot ou ailleurs, par exemple chez les jésuites ou chez Guillaume Couture dont les lots sont importants en taille et en activités et qui auraient potentiellement eu des travaux à confier à un charpentier doué comme Hélie Targer. Il apparaît que la charge de travail est encore très grande chez ces employeurs potentiels au moment où j’écris ces lignes. Difficile de songer à un départ d’Hélie Targer par manque d’ouvrage, mais nous n’en savons rien, le sieur Bissot ne nous ayant  pas éclairé sur le sujet. Habituellement l’employeur assure l’hébergement de son engagé, mais pas toujours, comme nous le constatons avec Hélie Targer qui a été logé chez mon mari et non pas chez le sieur Bissot. Pourquoi ? Nous avons peut-être ici la troisième explication au départ d’Hélie Targer de la seigneurie de Lauson. Sa foi protestante et sa crainte qu’on le force à l’abjuration l’auront poussé à quitter un endroit qui, je ne vous le cache pas, est un bastion de la foi catholique. Notre petit milieu est pétri de la grande influence qu’ont les pères jésuites et Guillaume Couture, un ancien «donné». Ces hommes entièrement dévoués à l’Église sont d’une extrême piété et ils s’avèrent intransigeants dans leurs pratiques. Je sais, madame, que vous nourrissez de la sympathie pour les disciples de Calvin, si vous en n’êtes pas une vous-mêmes, comme c’est le fait et le drame pour plusieurs Rochelais et Rochelaises émigrés ici. Je ne vous juge pas, au contraire, j’éprouve de la compassion pour la malveillance dont vous faites l’objet par les autorités. Mon mari estime grandement votre fiancé et le tient pour homme pacifiste et droit. J’avancerais qu’il est tout à l’honneur d’Hélie Targer de vouloir préserver la paix avec ses compères et en même temps préserver sa foi. Pour ce faire, il a dû envisager de changer de lieu de travail afin de progresser dans son établissement en toute quiétude avec son âme.

Je termine en vous assurant que Françoise et moi nous nous démènerons pour faire parvenir votre appel à Hélie Targer. Nous croyons bien probable que votre fiancé vous donne lui-même et spontanément de ses nouvelles lorsque ses plans seront arrêtés. Je vous salue affectueusement et que la grâce de Dieu vous accompagne.

Suzanne de Licerace

 

LarochelleDe Renée à Louise Menacier
De Renée Biret, cité de La Rochelle
À Louise Menacier, Chez toussaint Ledran, Pointe-de-Lévy, Nouvelle-France
31

Dame Louise Menacier,

J’ai eu votre nom par l’entremise d’une des filles à marier parties s’établir en Nouvelle-France à l’été 1663, tout comme vous. Il s’agit d’Anne Lépine, une grande amie à moi qui me soutient dans la recherche que j’ai entreprise pour retracer un dénommé Hélie Targer en Nouvelle-France. Ce Rochelais de ma connaissance s’est embarqué en 1659 comme engagé pour 36 mois. Il aurait apparemment réalisé son contrat de charpenterie pour le sieur Bissot de la seigneurie de Lauson. Durant cet engagement, il aurait vraisemblablement logé chez Théodore Sureau, époux d’une autre fille à marier, Françoise Brunet. La fin du contrat de 36 mois d’Hélie Targer devant survenir au cours de l’année 1662, c’est probable qu’il ait cherché à se faire réembaucher chez le sieur Bissot, ou encore, chez un autre maître dans les environs. Du moins, je crois qu’il est logique de le penser.

Mon amie Anne Lépine sait, par son mari François Boucher dit Vin d’Espagne, que votre époux Toussaint Ledran est un des censitaires les plus entreprenants sur la seigneurie de Lauson. Alors, je me demande s’il n’aurait pas retenu les services de charpenterie d’Hélie Targer vers la fin de l’année 1662. Auquel cas, Hélie Targer serait peut-être encore dans les parages. Si c’était le cas, auriez-vous l’amabilité de l’informer que je suis à sa recherche. Si ce n’est pas le cas, mais que vous avez quelque renseignement utile au sujet d’Hélie Targer, je vous serais bien reconnaissante de m’en faire part également. Je sais qu’un grand nombre de vaisseaux traverseront des troupes de soldats au cours de la présente saison de navigation avec la colonie, aussi vous sera-t-il aisé d’envoyer votre réponse à mon pli par un de leur retour en France. 

Recevez, dame Menacier, toute ma gratitude pour l’intérêt que vous porterez à ma requête.

Renée Biret par la main de Sarah Périn, auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle

 


QuébecDe Louise Menacier à Renée
Le dix septembre 1665 à Pointe de Lévy, Nouvelle-France
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, cité de La Rochelle
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Dame Biret,

Après m’être démenée pendant deux mois pour trouver quelqu’un d’assez savant et aimable pour lire et écrire à ma place, me voici enfin pour vous saluer. Je suis désolée de vous apprendre que je ne suis pas en mesure de vous aider dans vos recherches, mais les efforts que vous déployez dans votre quête méritent certainement que je réponde à votre pli.

Je n’ai jamais rencontré ledit Hélie Targer et je n’ai jamais entendu parler de lui, ni moi, ni mon mari, qui n’est pas le censitaire le plus actif ici, du moins pour l’instant. C’est un pêcheur d’anguilles plutôt adroit, mais notre lot souffre d’être défriché et labouré rentablement. Les affaires qui relient Toussaint Ledran avec François Boucher dit Vin d’Espagne résident dans la récupération de tonneaux devenus impropres au transport du vin, mais encore bons pour la salaison. Dans ces échanges-là, j’ai oui dire que mon Toussaint est assez retors, d’où la réputation d’entreprenant que l’autre lui fait.

D’autre part, je ne connais ni votre amie Anne Lépine ni Françoise Brunet. Vous les dites filles à marier arrivées à l’été 1663, comme moi, mais nous n’avons pas fait la traversée sur le même navire. Comme je me suis mariée très tôt après mon débarquement et presque aussitôt repartie au bras de mon mari, je n’ai guère passé de temps à Québec. Ce qui explique que je n’aie pas vraiment côtoyé d’autres filles à marier que celles qui ont été mes compagnes de traversée, encore que là, je me suis liée durablement avec peu d’entre elles. En fait, je n’ai vraiment fréquenté qu’Anne Labbé, une veuve qui a presque 40 ans et qui s’est mariée une semaine avant moi avec un mineur de 20 ans, Marc Girard, le domestique d’un gros marchand de Québec. Cette femme étonnante a laissé ses deux enfants de dix ans et de trois ans à Huisseau-sur-Cosson en pays de Blois et elle s’est embarquée avec la ferme intention de tout oublier de sa vie en France et de tout recommencer en Nouvelle-France. Nul doute qu’elle va y parvenir, je ne me demande même pas comment. Jamais je n’ai entendu autant d’histoires invraisemblables que celles racontées par Anne Labbé. Heureusement qu’on l’avait à bord du Phoenix de Flessingue : elle nous a épargné à toutes, l’abattement et le dégout de la mer !

S’il vous venait à l’idée de faire la traversée pour enquêter sur place, Renée Biret, assurez-vous de voyager auprès d’une conteuse. Je ne peux vous donner de meilleur conseil. Sur ce, bonne chance !

Une fille de Bourgogne déracinée mais pas désappointée,
Louise Menacier
Par la main de A. Sidoine   

 

LarochelleDe Renée à Jacqueline Lauvergnat
Le cinquième jour du mois d’avril de l’an mille six cent soixante-cinq
De Renée Biret, Cité de La Rochelle
À Jacqueline Lauvergnat, Île d’Orléans, Nouvelle-France
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Chère dame Lauvergnat,

Je vous adresse ce pli pour vous remercier d’être intervenue auprès de Marie Targer afin qu’elle puisse répondre à ma lettre envoyée au printemps de l’an dernier. Je ne le cache pas, c’est grâce à votre papier et à votre encre si elle m’a écrit en retour, c’est elle-même qui le dit dans sa lettre. C’est aussi grâce au fait que vous êtes en possession du nécessaire à écrire que je tente une correspondance avec vous, car le but poursuivi par ma lettre à Marie Targer n’a pas été atteint et j’ai des raisons de penser que c’est à dessein. Marie m’a répondu qu’elle ne se soucie pas assez de son cousin Hélie Targer pour avoir cherché à le retrouver en débarquant à Québec. Sur cet aveu, je me garde d’émettre une opinion qui pourrait s’avérer fausse.

Sans plus tarder et dans l’espoir de ne pas vous importuner, je vous explique la requête de ma lettre. Je suis à la recherche de cet homme, qui s’est embarqué pour la Nouvelle-France à l’été 59 et dont nous sommes sans nouvelles depuis, à La Rochelle. Sa famille et moi-même, qui suis sa fiancée, n’avons aucune idée de l’endroit où il s’est établi. Je sais l’Île d’Orléans abondamment peuplée de compatriotes, particulièrement de Rochelais, et je me dis qu’Hélie Targer pourrait bien en être. Si vous aviez l’amabilité de vous informer à ce sujet, ajouté à l’amabilité dont vous avez fait preuve en fournissant papier et encre à Marie Targer, je serais votre obligée à jamais.

Que Dieu vous protège,
Sarah Périn pour Renée Biret,
Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle.

 


QuébecDe Jacqueline Lauvergnat à Renée
Le vingt-septième jour du mois de juillet de l’an mil six cent soixante cinq
De Jacqueline Lauvergnat, Île d’Orléans
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, Cité de La Rochelle
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Mademoiselle Biret,

Vous n’avez certes pas à me remercier de mon intervention auprès de Marie Targer afin qu’elle réponde à votre lettre du printemps 64. Lui fournir du papier et de l’encre était normal, puisque je n’en ai pas usage pour moi-même, ne sachant pas lire et écrire et elle le sachant, apparemment. Par un concours de circonstances qui serait long à narrer, mon mari Pierre Gaulin a hérité de ce matériel d’écriture et nous le conservons pour le bénéfice des autres car nous le tenons comme un bien rare et donc précieux. Je suis heureuse de pouvoir l’utiliser pour vous répondre et je remercie le notaire seigneurial, monsieur Vachon, pour l’aide qu’il me prête dans cette entreprise.

Vous semblez douter de la sincérité de Marie Targer dans sa réponse à l’automne 64, réponse dont j’ignore précisément le contenu, tout comme celui de votre lettre, d’ailleurs. Je dois expliquer que j’étais présente au moment où elle l’a reçue et l’a lue, et a émis ce commentaire devant moi : «Comment faire réponse à un pli quand on a rien pour écrire ?» Ce sur quoi j’ai répliqué avec mon offre de papier et d’encre, qu’elle a acceptée. Par la suite, Marie n’a plus abordé le sujet de votre lettre avec moi, et je suis navrée d’apprendre son refus de vous aider dans vos recherches.

En outre, je m’étonne d’apprendre qu’elle vous a dit ne pas se soucier d’Hélie Targer et ne pas chercher à le retracer en Nouvelle-France, alors qu’elle avait abondamment parlé de lui et de sa sœur Élisabeth durant les jours qui ont suivi notre arrivée à Québec, à l’été 1663. Sachant Élisabeth installée à l’Île d’Orléans, Marie avait insisté auprès des autorités pour l’y rejoindre, ce qu’elle a réussi en mariant Jean Royer. Quant à son cousin Hélie, dont elle n’avait aucune nouvelle, Marie a proclamé fort son intention de le retrouver. Je n’ai pas prêté une grande attention aux propos de Marie Targer car ils étaient semblables à ceux de la plupart des filles à marier qui ont de la parentèle déjà établie ici. C’est chose toute naturelle de vouloir se regrouper entre membres d’une même famille. Mais votre lettre affirme le contraire des intentions annoncées par Marie Targer et votre lettre me rappelle les propos que Marie a tenus à son arrivée dans la colonie. Pour sa défense, je dois dire que même si le pays est peu peuplé, les gens sont éparpillés sur son territoire et les déplacements d’un lieu à l’autre assez mal aisés, si bien que ce n’est pas chose facile de retracer quelqu’un, malgré la meilleure des bonnes volontés. Nous avons toutes beaucoup à faire sur notre lot et peu de loisir pour effectuer des recherches de quelque nature que ce soit.

Mademoiselle Biret, laissez-moi vous présenter la situation dans laquelle nous vivons en ce pays neuf, à la fois isolés en distance et proches en secours et entraide. C’est au gré des quelques rencontres entre compagnes de traversée que nous apprenons les nouvelles qui circulent sur nos compatriotes, moi plus que d’autres. En raison de mon âge mûr et de connaissances transmises par ma mère qui a exercé le métier de sage-femme à Orléans, je suis en mesure de prêter la main aux accouchements et aux relevailles un peu partout où on me réclame sur l’île. La jeune Catherine de Boisandré m’accompagne souvent dans mes visites, et heureusement, car c’est beaucoup d’ouvrage que cette pratique. Voyez vous-mêmes. Nous avons eu un mois d’août très occupé l’an dernier. Marie Targer et Marguerite Ardion ont donné naissance à leur fille le 15 août, une petite Marie est arrivée dans la nuit du 14 au 15 et une autre petite Marie est née dans la soirée du 15. Les deux heureuses mères habitent à une lieue et demie l’une de l’autre. Je vous laisse à penser combien nous avons dû nous hâter sur le chemin entre les deux maisons, le tablier taché et la coiffe de guingois. Deux semaines plus tard, le 31, c’était au tour de Marie Lafaye d’accoucher de sa fille Marie-Madeleine, à l’autre bout de l’île, à la Pointe d’Argentenay. La pauvre y est particulièrement isolée avec son mari, un dénommé Émond originaire de l’Île de Ré, une famille qui est peut-être connue à La Rochelle. J’y suis allée seule et j’y suis restée presque deux semaines tellement Marie Lafaye était faible et son nourrisson malingre. Ma foi, le mois d’octobre m’a laissé un peu de répit et j’ai pu vaquer à mes provisions de légumes d’hiver. En novembre dernier, Marguerite Moitié a accouché d’un gros garçon et le mauvais temps m’a clouée chez elle toute une semaine, au grand plaisir de son mari qui était désemparé par les cris vigoureux de leur petit Joseph insatiable.

C’est précisément au fil des conversations avec vos amies rochelaises, Marguerite Ardion et Marguerite Moitié, que j’ai appris l’existence de votre enquête, que j’ignorais jusqu’alors. Comme Marguerite Ardion m’a dévoilé la mésentente qui plane entre vous et Marie Targer, j’ai compris la réticence de celle-ci à collaborer avec vous pour retracer Hélie Targer, et sa prétention à affirmer ne pas se soucier de lui dans la réponse qu’elle vous a envoyée. Je ne veux pas être déloyale envers Marie, qui ne m’a jamais mise en confidence sur cette affaire, mais je me dois d’être honnête envers vous qui me sollicitez en toute confiance. Marie a bel et bien revu son cousin Hélie en janvier dernier. Avec quelques compagnons intrépides, il a réussi en canot plat, une traversée du fleuve glacé entre Québec et l’île.  Nous savons qu’il a séjourné chez sa cousine durant plus d’un mois. Il est clair qu’Hélie et Marie s’étaient repérés auparavant, mais comment et depuis combien de temps sont-ils en lien de ce côté-ci de l’océan ? Voilà qui demeure une énigme pour nous à l’île, et je dirais dans toute la colonie, si j’en juge par l’ampleur de votre enquête. Marie Targer n’est pas très bavarde sur ses affaires familiales. À mon avis, c’est la moins causante des filles à marier que j’ai connues. La profession de sa foi calviniste y est certainement pour quelque chose. Nous savons qu’elle et son mari  affrontent parfois les autorités religieuses, passablement présentes dans la seigneurie de Lirec.

Quoiqu’il en soit, je ne sais rien de plus à propos de votre fiancé et vous me voyez navrée de ne pouvoir davantage contribuer à votre enquête. Il est certain que les ponts ne sont pas coupés entre la cousine et le cousin Targer et il est absolument raisonnable de penser que d’autres visites ou échanges de nouvelles se produiront entre eux dans l’avenir. Je vous laisse sur cet espoir de futurs développements à votre enquête et je vous souhaite bien de la chance avec celle-ci, un peu partout dans la colonie. Votre ténacité combinée aux efforts de vos amies établies en Nouvelle-France devrait finir par être récompensée tangiblement.

S. Vachon pour
Jacqueline Lauvergnat, épouse de Pierre Gaulin.