L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce troisième lot de lettres, Renée écrit à quatre filles à marier (Filles du Roy) du contingent de 1663.
Lire aussi l’épisode précédent et les épisodes suivants.

Mai 1664

LarochelleDe Renée à Françoise Moisan
Le premier mai de l’an mille six cent soixante-quatre
Domaine des Sulpiciens, Ville-Marie
19

Très chère amie,

Depuis le début du mois d’avril, où j’ai commencé à écrire à nos amies rochelaises parties se marier en Nouvelle-France l’an dernier, je prépare cette lettre dans ma tête. Je ne me résignais pas à envoyer la missive sans connaître où tu logeais. Je ne voulais pas qu’elle tombe dans des mains importunes. Aussi ai-je laissé partir Le Noir d’Amsterdam au début du mois et L’Aigle Blanc la semaine dernière, avec des lettres pour Marguerite Ardion, Marie Valade, Jeanne Repoche, Marguerite Moitié, Catherine Barré et Anne Lépine sans y joindre une pour toi.

J’ai préféré attendre l’appareillage du navire suivant, apparemment Le Phoenix prévu pour le 2 ou le 3 mai, n’ayant eu des nouvelles de toi qu’hier seulement. Elles me viennent non pas des Sœurs de la Providence, comme pour nos autres amies pensionnaires dans leur couvent, mais de ton frère Charles, qui n’est pas très bavard comme tu sais. Et, outre le fait qu’en octobre tu étais déjà repartie pour Ville-Marie et logée chez un notable de la ville, je n’ai rien appris par lui sur ta situation maritale. Par contre, Charles m’a dit que ton père a signé au début du mois un contrat par lequel il s’engage pour sept ans comme jardinier à Dampierre pour un sieur et écuyer et qu’il est parti y vivre avec ta belle-mère le 16 du mois courant. Ton frère m’a semblé soulagé de m’annoncer cela, sans doute comme tu l’aurais été toi-même. Si seulement tu avais pu t’entendre avec la Dugas quand ton père l’a mariée en 58 ! Mais à l’âge de treize ans, il est parfois difficile de supporter les travers de sa propre mère, que dire alors de ceux encore plus nombreux de sa belle-mère ? Je te comprends et ne te juge pas.

J’ai saisi que ton retranchement dans le refuge du couvent il y a trois ans t’a allégée plus qu’accablée. Avoir été dans la même situation que toi, j’aurais réagi de même façon en acceptant mon sort avec stoïcisme et dignité. Non, à y bien penser, j’aurais pesté et tempêté chez les Sœurs, j’aurais peut-être maudit Abel Moisan et sa chipie d’épouse, et finalement et surtout, j’aurais refusé de m’exiler chez les sauvages du Canada. Mais j’aurais fait tout cela en vain. Petite Françoise, je t’admire sincèrement. Souviens-toi de ce que je t’ai dit sur le quai d’embarquement en t’étreignant : Je t’ai souhaité bon vent, bonne route, et de prendre le large le plus large possible. Tu l’as fait, je le pressens. J’espère ardemment que la Nouvelle-France te réserve un destin plus heureux et te plonge dans un monde plus amical que celui qui t’opprimait à La Rochelle. La nouvelle de ton mariage, surtout si tu en fais un bon, me réjouirait plus que tout.

En terminant, je te rappelle ta promesse de te renseigner à propos de mon Hélie Targer. Tu adresseras toute information à ce sujet à l’Auberge de la Pomme de Pin où je suis employée maintenant. Oui, très chère, je ne besogne plus au marché ! Quelle délivrance ! Je travaille sous les ordres de ma tante Sarah aux lessives. C’est elle qui écrit à ma place, ce dont je lui suis très reconnaissante, elle me fait une mimique en ce moment et je ne sais pas comment l’interpréter. Bref, je vais bien et mon enquête sur Hélie auprès de nos amies m’attise. Quel plaisir j’aurai à l’automne en lisant vos réponses à toutes, et bien sûr, quel plaisir en aura aussi ma tante…

Ton amie très affectueuse et dévouée, Renée Biret

 


QuébecDe Françoise à Renée
Ville-Marie, le 9 septembre de l’an mille six cent soixante-quatre
À René Biret, Auberge de la Pomme de Pin, La Rochelle
20

Bonne Renée Biret,

Enfin, me suis-je dit la semaine dernière en recevant ton courrier, Renée s’est décidée à m’écrire. Je ne pouvais imaginer que tu m’ignores alors que tu as écrit à Marie Valade et à Catherine Paulo qui résident sur la Coste Saint-François et à Catherine Pillard, qui est dans la maison du sieur Le Moyne avec la jeune Catherine Moitié. Je te pardonne d’avoir retardé ta lettre. Je trouve que c’est déjà un exploit en soi d’écrire à toutes nos amies et que tes lettres se rendent ! Que ta tante Sarah et le saint patron des navigateurs soient bénis pour leur secours dans cet ouvrage !

Avant de te donner de mes nouvelles, je remplis ma promesse envers toi et te réponds comme Marie et Catherine le feront sans doute : nous n’avons rien appris sur Hélie Targer ici. Je souhaite que nos amies à Québec et à l’Île d’Orléans en sachent davantage sur ton fiancé. Quant à ton espérance de me voir couler des jours meilleurs en Nouvelle-France, je serai plus volubile. Le 28 novembre dernier, j’ai épousé Antoine Brunet, fils de Mathurin Brunet, tu sais, les Brunet de la paroisse Saint-Nicolas à La Rochelle ? Tu te rappelles peut-être de lui : un grand échalas de notre âge, blond de tignasse et bleu de yeux. Il s’est embarqué en 62 et, durant la traversée, il s’est fait engager comme domestique chez les Pères Sulpiciens à Ville-Marie. Actuellement, nous défrichons un lot concédé par ceux-ci à la fin décembre. Le lot est de bonne dimension et a front sur la rue Saint-Paul. Nous habitons une maison de pierres dont Antoine a fait l’acquisition au même moment que la terre. Deux mots sur mon mari : c’est certainement le plus sérieux des Brunet de La Rochelle, et de loin le plus habile dans les travaux lourds.  Nous nous entendons fort bien et nous évoquons souvent nos souvenirs communs du pays, des gens que nous avons connus là-bas, de la vie qui s’y menait. Nous le faisons sans nostalgie, mais au contraire, en personnes avisées qui mesurent pleinement la veine qu’elles ont d’être en Nouvelle-France. Chère Renée, je sens que la chance me sourit bel et bien, comme tu le souhaites. Pour ajouter à ma félicité, je suis enceinte de quelques mois et j’entends bien amener ce petit à terme. Il sera ma récompense pour m’être exilée de France. Le large, je l’ai pris et les nouvelles que tu me bailles de mon frère et de mon père m’indiffèrent presque, tellement est grande en moi l’impression d’avoir définitivement tourné la page sur ma triste vie.    

Une autre joie vient grossir mon bonheur : j’ai trouvé dans mes compagnes de traversée de l’an dernier, la famille qui m’a tant fait défaut. Quel réconfort d’avoir ces femmes pour véritables sœurs ! Le groupe des filles à marier qui ont abouti à Ville-Marie est composé de huit filles dont moi et les quatre autres Rochelaises que tu connais bien. À elles s’adjoignent Catherine Dupuis, une Parisienne de notre âge qui s’est mariée le même jour que moi à l’église Notre-Dame; Marie Faucon, une fille native d’Hiers, qui a été accueillie chez sa cousine Jeanne Rousselière durant le mois qui a précédé son mariage, deux jours avant le mien, avec Guillaume Chartier, un autre homme des Pères Sulpiciens; et enfin et non la moindre, Mathurine Thibault, l’aînée de notre groupe, celle qui nous a toutes dorlotées au cours du long périple, et qui continue à le faire. Son mari Jean Milot est l’homme le plus populaire de la ville comme taillandier et forgeron et il ne se passe pas une semaine qui nous mette en contact l’une avec l’autre.

Je pourrais continuer longtemps à parler de mes irremplaçables compagnes d’infortune, mais je ne voudrais pas t’ennuyer. Retiens seulement que le lien entre nous toutes est indissoluble. Sans lui, je serais à moitié comblée dans ma nouvelle vie, et même un peu moins. Charles Martin, l’époux de Catherine Dupuis, rédige cette lettre en mon nom. Je ne veux pas abuser de sa bienveillance et m’éterniser. Je crois avoir dit l’essentiel.

Que Dieu te protège et t’assiste dans tes entreprises,

Ton amie fidèle, Françoise Moisan   

LarochelleDe Renée à Catherine Pillard
Le premier mai de l’an mille six cent soixante-quatre
Maison Lemoyne, rue St-Paul, Ville-Marie
21

Aimable et jolie Catherine,

Mon souvenir de vous au moment de votre embarquement l’an dernier est celui d’une pauvrette désemparée face à son destin de fille à marier. Contrairement à d’autres Rochelaises dans votre situation qui craignaient surtout les dangers de la traversée, vous, c’est votre mariage que vous appréhendiez. Vous m’aviez confié que vous espériez pouvoir attendre avant de vous marier en dépit du discours des Sœurs de la Providence sous-entendant que les épousailles se feraient rapidement après l’arrivée en Canada. J’ai songé que moi aussi, à 17 ans,  je ne pensais pas beaucoup aux hommes en tant que maris. J’ai saisi que l’offre des agents du roi d’une prise en charge des orphelines du Couvent des Filles de St-Joseph vous bousculait et votre apitoiement m’a vraiment touchée. Voilà pourquoi je vous écris cette lettre, qui ne vous paraîtra pas trop indiscrète, je l’espère.

Durant l’hiver, j’ai glané des nouvelles des filles à marier rochelaises parties au cours de l’été dernier et qui ont envoyé un pli à leur famille par le retour des navires en France ainsi que celles issues du Couvent. J’ai ainsi repéré l’endroit d’établissement de la plupart de mes amies auxquelles j’ai décidé d’écrire, et à quelques autres, dans le but de mener enquête sur mon fiancé Hélie Targer. Il a été engagé en Nouvelle-France comme 36 mois en 1659 et ne m’a donné aucun signe de vie depuis. C’est l’attention d’Hélie pour ma personne qui m’a ouvert les yeux sur l’amour et qui a changé l’intérêt que je portais aux hommes en me les faisant voir dorénavant comme des maris potentiels.  Dès ce moment, je me suis mise à rêver au mariage : j’avais 18 ans. Vous voyez, bien souvent, il s’agit de peu de chose pour transformer le cœur d’une jeune fille en cœur de femme. Aussi, lorsque j’ai appris que vous n’aviez pas été précipitée au mariage dès votre arrivée en Nouvelle-France, comme d’autres l’ont été, je me suis réjouie pour vous. Je me suis prise à espérer que vous auriez le temps de rencontrer celui qui opérera en vous cette transformation en faisant battre votre cœur de désir. Un maître tisserand comme votre père aurait été ravi de savoir sa fille accueillie et patronnée par un riche marchand de Ville-Marie. Moi, je me rassure en pensant qu’un protecteur de cet acabit vous laissera faire un choix selon votre goût parmi les célibataires qui gravitent autour de son commerce.

Je sais mon amie Marie Valade déjà installée à Ville-Marie sur un lot à la Coste St-François et je me demande si elle est menacée par les sauvages à cet endroit-là. Je lui ai écrit et posé la question, mais je soupçonne qu’elle pourrait bien me cacher la vérité dans sa réponse. C’est une fille de devoir et elle n’est pas alarmiste pour un sol. Si vous acceptez de me répondre et de me dire comment vous vous débrouillez avec de possibles prétendants, pouvez-vous me renseigner sur Marie ? Si, bien sûr, vous entendiez la moindre chose au sujet d’un certain Hélie Targer, charpentier de métier, auriez-vous l’amabilité de me l’écrire ?

Vous souhaitant beaucoup de bien et surtout, la rencontre du grand amour,

Renée Biret, Cité de La Rochelle

 


QuébecDe Catherine Pillard à Renée
 
22

Premier décembre de l’année 1664

Chère Renée Biret,

Une Rochelaise qui pense à moi et qui prend la peine de m’écrire une missive ! Je suis désolée que ma réponse à votre lettre n’ait pu prendre le large avant que les glaces capturent le passage des bateaux, car ne sachant ni lire ni écrire, il m’a fallu trouver une personne pour m’aider dans ce domaine et je n’y suis parvenue que la semaine dernière. J’ai rencontré une femme d’une grande générosité qui accepte d’écrire en mon nom le récit de mes péripéties depuis mon départ sur l’Aigle d’Or qui a glissé doucement entre les deux tours du port de La Rochelle à l’été 63. J’étais alors si jeune, appauvrie, amaigrie, rêveuse d’un monde meilleur et voilà que mes confidences sur le quai vous ont touchée au point de vouloir m’écrire. Comme vous le soulignez, j'appréhendais la traversée, le mariage ainsi que la marmaille que j’allais devoir mettre au monde, nourrir, élever, éduquer, sans parler de l’intimité obligée à partager avec un homme ! Toutes ces craintes se sont maintenues.

Les agents du Roi et les Sœurs de la Providence, ils m'en ont fait des promesses et fait miroiter de belles histoires. Ces belles paroles furent rapidement jetées à l'eau au fur et à mesure que le bateau avançait vers la Nouvelle-France. Cent onze jours à vomir mes tripes, mes espoirs, mes ambitions et mes convictions. Arrivées à destination, nous devions nous faire belles avec le peu de parures que nous possédions. Heureusement, l'air frais nous donna des couleurs. Pour qui ? Pour quel homme ? Que m'offrira-t-il en retour ? Où vivrai-je ? Je ne me sentais pas prête à fonder une famille dans ce pays inconnu avec un inconnu. En tout cas, pas tout de suite, comme plusieurs de mes compagnes de traversée s’y sont résignées dès leur débarquement ou presque.

Avec quelques autres filles, mon parcours maritime s’est poursuivi en utilisant de longues embarcations très basses dans l’eau et faites en pièces d’écorce cousues. Cette fois-ci, les eaux étaient moins tumultueuses, mais la possible fragilité de notre embarcation me donna parfois des sueurs froides. En remontant le fleuve au sein de notre escorte aguerrie aux transports entre Québec et Ville-Marie, de jeunes hommes presque nus se sont joints à l’expédition comme porteurs de nos bagages pour s’assurer qu’ils suivent nos pas jusqu’à destination. Au cours des jours passés sur le grand cours d’eau ou sur ses rives, parfois sous une pluie froide, dans la proximité de ces hommes au langage incompréhensible, vêtus de peaux et buvant des herbes de tous genres, nous avons échappé à quelques attaques d’indiens menaçants, coiffés de plumes et liés à une tribu différente de celle de nos guides. Que dire aussi de la présence des animaux sauvages dans notre entourage ? Je me suis imaginé à tort ou à raison que nous étions des proies alléchantes, fraîches et abondantes pour eux. Je dois vous avouer que dans cet état d’alerte permanente, la sécurité de la Sainte-Barbe m’a manqué à plusieurs reprises au cours de ce voyage sur le fleuve. Même enfermées que nous étions à bord du navire, les filles et moi, nous étions à l’abri d’attaques du monde sauvage. En quelques occasions, le mode de vie des hommes et des femmes à la peau foncée m’est apparue libertin et m’a beaucoup étonnée. Ce qui me pousse à en apprendre davantage sur les indigènes qui ne sont pas tous dangereux. Certes quelques-uns le sont, mais leurs coutumes étranges m’intriguent plus qu’elles ne m’effraient.

Chère Renée Biret, depuis mon embarquement sur l’Aigle d’Or, j’ai vivement l’impression de vieillir à une vitesse effrénée tant les nouvelles connaissances se multiplient d’un jour à l’autre sur la nature de ce pays. Pour l’heure, je remets à plus tard la continuation de mes aventures. 

Douze mars 1665

Ma main tremble, j’apprivoise la plume pour vous, pour moi. Permettez-moi de vous présenter Marie Gadois, cette femme d’âge mûr qui occupe un poste d’intendante dans la maison de Monsieur Charles Lemoyne. Elle m’encourage et m’enseigne les rudiments de l’écriture, ce qui me permet de reprendre le fil de ma réponse à votre lettre. Quelle joie d’avoir croisé cette femme au grand cœur !

Arrivée à destination, une fois de plus, une bonne quantité d’hommes désireux de trouver l’âme sœur nous attendaient au quai. Moi, timide et inconfortable sous ces regards mâles, je restais muette. On nous a conduites à une grande maison de la rue Saint-Paul en passant par une place du marché qui a fait surgir en moi le souvenir du métier de mon tendre père. J’ai ressenti soudain un lourd moment de nostalgie : La Rochelle, mon chez-moi. J’ai pensé alors que personne ne m’enlèverait mon enfance et mes souvenirs. Encore aujourd’hui, je me rappelle l’odeur de la chandelle et le bruit des ciseaux dans la pièce juxtaposée à mon lit et dont un rideau me séparait de cet homme travaillant. Pauvre père … tant d’efforts pour mettre du pain sur la table ! Bien que j’aie peu d’autres souvenirs tangibles de ma vie de jeune fille, le grincement des ciseaux que je pensais magiques, m’est encore très présent, presque palpable. Mon père réalisait de si beaux habits, mais ça, vous le savez puisqu’il vous est souvent arrivé d’entrer dans sa boutique.

Troisième jour d’avril 1665

Marie Gadois supervise toujours mon apprentissage à l’écriture et je reprends ma lettre avec bonheur. Me revoilà donc dans mes premiers jours à Ville-Marie, moment où les mensonges débutèrent. Que mon père et ma mère me pardonnent les fables que j’ai inventées pour m’en sortir et retarder l’inévitable mariage : maux de ventre, maux de tête, entorses à la cheville et maux à la poitrine, pour donner quelques exemples de mes inventions. J’étais convaincue que mon état de santé prouverait que je n’étais pas bonne à marier, car la besogne et les saisons en Canada exigent des femmes et des hommes très robustes. Mes problèmes de santé ont vite fait le tour de la ville et par conséquent, il me fut difficile de trouver un travail, lequel s’avérait le seul moyen de repousser le moment de me marier. Surtout la possibilité d’être embauchée dans une maison cossue qui possède une importante domesticité. Avec l’aide de Marie Gadois, j’ai dû susciter la compassion de la maîtresse de maison, madame Catherine Thierry Primot, en me faisant persuasive. J’ai expliqué que je n’ai pas besoin d’une santé de fer pour exercer mes habiletés particulières, tel la couture, la broderie et le reprisage. Je pouvais assurément permettre à la famille de sauver des sols et des livres si elle m’offrait gîte et couvert en échange de mes services. Cela a fonctionné, Dieu Merci ! Et merci à Marie Gadois d’avoir intercédé en ma faveur.

La maison de Monsieur Lemoyne est un lieu fort intéressant car il est très fréquenté : on y rencontre chaque semaine beaucoup de gens qui font du commerce ou travaillent à la construction de la ville. Plusieurs contrats de toute sorte avec des ouvriers, des marchands ou des pionniers sont passés en ces murs. Le personnel est important et bien traité et des filles à marier transférées par le gouverneur de Québec y ont été accueillies pour un court séjour ou comme employées. D’ailleurs une jeune compagne de 14 ans, Catherine Moitié, une Rochelaise que vous connaissez peut-être, elle ou sa sœur Marguerite, réside ici actuellement, en attendant d’avoir l’âge de se marier. Nous partageons la même chambre. Elle veut que je lui montre les travaux d’aiguille, ce que je fais quand elle n’est pas requise par les besognes à la cuisine. Nous nous sentons toutes les deux en sécurité dans cette grande maison où il est rarement question de menaces de la part des sauvages. Cela, je crois, répond à une de vos interrogations.

Vingt mai 1665

Marie Gadois estime que je peux maintenant rédiger sans son aide. Je me lance, seule, et laisse couler l’encre pour poursuivre mon récit qui vous apparaît sans doute assez décousu, du moins l’est-il pour moi. Engagée par la noble dame du sieur Lemoyne, je fus rapidement acceptée par tous les membres de la maisonnée. Parmi eux, j’ai fait la connaissance de personnes éduquées qui exécutent les tâches qui leurs sont confiées avec dévouement et cela me réconforte dans ma position précaire de fille à marier.

Les journées passent et j’ai de plus en plus de vêtements d’hommes à repriser. Mon panier déborde. Certains de mes clients me reluquent, mais mon attirance envers les hommes n’a pas changé. Probablement parce que je les trouve trop possessifs et parce qu’ils ne voient dans la gent féminine que de futures mères nourricières. Marie Gadois ne partage pas mon opinion et elle ne cesse de me dire qu’un jour, je rencontrerai l’homme qui comblera mes espérances. En cela, elle rejoint un peu vos souhaits.

Premier jour de juin 1665

Avant de reprendre ma lettre, je me relis et vois l’inconvénient d’écrire de façon entrecoupée. Mais le papier et l’encre sont rares, la besogne est croissante et mes soucis m’accaparent : dont principalement l’état de santé alarmant de ma bonne Marie. C’est la plus âgée de nous toutes et chacun se sent préoccupé par sa maladie. Je sais bien que les confidences sur mon enfance l’ont vraiment touchée. Elle me voit comme sa fille. La fille qu’elle n’a jamais pu bercer, éduquer ou cajoler. Elle aimerait me voir aussi heureuse qu’elle, et ce,  auprès d’un homme que je choisirais. Elle m’a prise sous son aile lorsqu’elle m’a vue, piteuse, au sein du groupe de filles qui remontaient la rue étroite et boueuse lors de mon arrivée dans la ville, à l’automne dernier.

Je suis très inquiète au sujet de ma protectrice et je n’ai que vous pour partager mon fardeau. Je m’en ouvre à votre amitié, chère Renée Biret. Écrire ces quelques mots atténue un peu mon grand accablement.

Vingt-sept juillet 1665

Ma plume verse des larmes, comme moi, excusez les taches.  Je pleure le départ de ma tendre amie et je peux vous avouer que je la considérais comme ma deuxième mère. On dit que c’est un âge raisonnable pour mourir. Elle m’a écoutée, comprise, et ses conseils m’ont fait apprécier mon début de vie ici. Dès que je le peux, je me rends sur sa tombe pour lui demander encore conseil. Écrire me rappelle sa douce voix. Lorsque j’étais tristounette, elle me disait : un jour, un homme croisera ton regard et tu verras dans ses yeux qu’il saura t’aimer pour ce que tu es, tout comme le message d’espoir dans votre lettre, Renée Biret. Je la relis souvent et vos bons mots me font un grand bien. C’est pourquoi je garde votre pli précieusement dans ma besace. Vous ne savez pas à quel point vous m’aidez à garder le cap sur mes choix.

Septième jour d’août 1665

Agenouillée devant la petite croix blanche qui marque la tombe de Marie Gadois, je demande à cette âme d’exaucer mon vœu le plus cher, celui de revoir avant la tombée de la neige un gars que j’ai distingué au mois de mai dernier, un dénommé Pierre Charron. Je n’ai rien écrit à son sujet précédemment, car je n’étais pas sûre de mon impression, mais maintenant, des émotions ont progressé en moi et je dois vous avouer que je n’ai jamais ressentie de tels sentiments pour un homme. Là, les mots de votre lettre prennent tout leur sens. À chaque visite au marché, je suis excitée à l’idée de croiser à nouveau Pierre Charron. Quelques sorties se sont produites et je ne le vis nulle part. Comment se fait-il que je sois si fébrile à l’idée de le revoir ? Qu’avait-il de si attachant ? J’ai entendu dire qu’il est libre penseur, libre chasseur, libre défricheur, célibataire et au service du Sieur Charles Lemoyne, selon les saisons. Je ne pense qu’à lui. 

Hier, à ma grande surprise, dans la cour arrière de la maison Lemoyne, Pierre Charron discutait avec un de nos employés. Belle occasion de m’introduire, me suis-je dit : nos regards se croisent, il me salue, poursuit sa discussion, me regarde à nouveau, intrigué, et me demande mon nom. La gorge serrée, le cœur qui bat la chamaille, je m’empresse de lui répondre en lui disant qu’au mois de mai dernier, tout comme lui, j’étais présente à la cérémonie de confirmation par l’évêque de Petrée : C’est là que nous nous sommes vus pour la première fois, moi, je vous reconnais et je me rappelle votre nom, ai-je ajouté. Soudain embarrassé, il me signifie qu’il doit retourner à sa besogne et il prend congé de son interlocuteur en même temps que de moi. Pauvre idiote me dis-je !  Comment ai-je pu être aussi directe et l’avoir mis mal à l’aise ? Je me suis reproché de n’avoir pas trouvé les mots capables d’engendrer une conversation et je me suis morfondue en me disant : le reverrai-je à nouveau ?

Ma main glisse tout doucement dans ma besace pour caresser votre lettre du bout des doigts, puis je la retire et je relis un passage qui prend tout son sens en cette heure. Il dit : il s’agit de peu de chose pour transformer le cœur d’une jeune fille en cœur de femme. Combien vous avez raison, Renée Biret !

Vingt-deuxième jour de septembre 1665

Je délaisse un peu mes travaux d’aiguille en ce moment car la maisonnée s’active à faire la récolte du potager, ce qui requiert des ressources additionnelles aux cuisines pour préparer les aliments en vue de leur entreposage pour la saison d’hiver qui arrive à grand pas. De ma tête rêveuse, mes pensées s’évadent souvent vers Pierre Charron alors que mes doigts continuent à s’activer sur les tâches en cours.

Je l’ai revu à quelques reprises au marché. Nos rencontres fortuites se sont poursuivies jusqu’à la Fête des Sauvages, la semaine dernière. C’est un grand rassemblement des sauvages qui se déroule à chaque automne, au moment où les feuilles rougeâtres tombent pour aller dormir sous le futur drap blanc de neige. Les habitants de la ville et des environs se rencontrent pour brasser des affaires sans distinction de couleur de peau. Je pourrais dire que c’est un immense marché public où l’on vient troquer des objets divers, des victuailles et les fourrures récoltées au cours du printemps et de l’été, comme par exemple, du castor, du renard ou même de l’ours, que plusieurs Français apprêtent pour les convertir en pelisses qui leur tiennent chaud l’hiver. Comme cette dure saison est pénible quand on souffre du froid ! Il m’est difficile de vous expliquer précisément ce que j’ai ressenti l’année dernière avec cette froidure qui m’a dépaysée plus que tout autre chose dans ce pays.

Alors, à cet événement, j’étais certaine de croiser Pierre Charron et je m’y préparais mentalement. Qu’allais-je trouver cette fois pour tenir une longue conversation ? Compte tenu du grand nombre de sauvages dans la place, j’étais accompagnée par Joseph Ducharme, un homme de confiance qui travaille pour le compte de monsieur Lemoyne. Croyez-le ou non, Pierre Charon a pris les devants aussitôt qu’il m’a aperçue et s’est approché de moi et de Joseph. En traçant ses mots, mon cœur s’emballe une fois de plus. Je vous décris l’homme : le pas assuré, le regard doux, une carrure des épaules dans laquelle on veut se blottir. Bien entendu, il m’a saluée. Comme Joseph devait régler quelques affaires avec des engagés et ne voulait pas s’attarder, il a demandé à Pierre Charron de me raccompagner. J’ai tout de suite saisi, à sa réaction, qu’il était ravi à la perspective de se promener, d’échanger et de bavarder avec moi. Nous avons fait quelques pas côte à côte en musardant. Puis, un premier baiser sous un porche, à l’abri des regards, fut le moment le plus délicieux qu’il m’a été donné de vivre. L’amour est né à cet instant-là, je crois. J’ai soudain ressenti une soif de découvertes et d’aventure. Cette aventure précise pour laquelle je suis venue en Nouvelle-France. Avec confiance, j’ai choisi de laisser le destin suivre son cours et de ne rien précipiter. J’ai eu raison, car le surlendemain, Pierre Charron s’est présenté chez le sieur Lemoyne, a obtenu un entretien avec moi et a avoué qu’il éprouvait de forts sentiments à mon endroit. Cet aveu a immédiatement ouvert mon cœur au sien.

Premier jour d’octobre 1665

Je réalise que je ne peux continuer cette lettre plus longtemps si je veux enfin partager avec vous ma félicité ! Les voyageurs partent demain avec le dernier courrier de Ville-Marie qui s’embarquera à Québec pour la France cette année. Je vous laisse donc sur ces mots si je veux que cette lettre, écrite en plusieurs temps, et porteuse de bonnes nouvelles à mon sujet, vous parvienne avant l’hiver.

Avant de vous quitter, chère Renée Biret, je m’en voudrais de ne pas répondre à votre question sur votre fiancé Hélie Targer : même si j’ai gardé l’oreille ouverte à tout ce qui s’est dit ici sur les charpentiers hommes de métier embauchés par les Pères Sulpiciens ou par les notables de Ville-Marie, je n’ai pas entendu une seule fois en un an prononcer le nom de votre fiancé. Je m’empresse aussi d'ajouter des nouvelles de votre amie Marie Valade. Vous aurez sans doute appris par le retour du courrier l’an dernier, d’elle-même ou de d’autres filles à qui vous avez écrit, que Marie Valade a démarré sa famille en toute sécurité des attaques indiennes, car la Coste Saint-François est étroitement surveillée par la milice. Elle a eu une fille qui doit bien avoir autour d’un an aujourd’hui et qui porte le joli nom de Marie-Jeanne. Je n’ai pas eu l’occasion de les voir, ni l’une ni l’autre, car Marie ne vient jamais à la ville et moi, jamais à la campagne. J’ai appris qu’elle est à nouveau grosse et accoucherait en avril prochain. Je ne sais rien de plus sur elle mais je salue sa persévérance dans sa mission de mère de famille. Je suis disposée maintenant à envisager la mienne avec sérénité, vous devez bien vous en douter. Je crois que Pierre va bientôt faire sa demande et je vais l’accepter avec la plus grande des joies. 

Que Dieu vous bénisse,

Votre jeune amie, Catherine Pillard*

*L’auteur de la lettre de Catherine Pillard est Chantal Maclure. Celle-ci a personnifié Catherine Pillard au cours de l’année 2013, année de commémoration du 350e anniversaire de l’arrivée du premier contingent de Filles du Roy en Nouvelle-France. À l’occasion de cet événement, la Société d’Histoire des Filles du Roy a recruté 36 Québécoises pour représenter et incarner les 36 filles et femmes qui ont formé ce contingent précurseur de 1663. Chantal Maclure tout comme moi en était.

LarochelleDe Renée à Catherine Guillot
Le premier mai de l’an mille six cent soixante-quatre
L’Ange-Gardien, Nouvelle-France
23

Courageuse Catherine Guillot,

Pour avoir assisté l’an dernier au départ de mes amies, à bord  de de l’Aigle d’Or, et avoir partagé leurs espoirs et leur craintes dans ces heures de séparation et d’émotion, je sais combien il est dur de tout quitter pour affronter l’inconnu. Si, pour plusieurs filles à marier, l’exode a été une décision difficile à prendre mais bien soupesée, pour d’autres, orphelines abandonnées chez les Sœurs de la Providence comme vous l’avez été, la décision de partir n’a pas résulté d’un choix consenti. Bien que nous n’ayons pas échangé plus de dix phrases ensemble au moment de votre embarquement sur le Phoenix de Flessingue, j’ai remarqué votre détresse et aussi, une certaine force dans votre regard résolu. J’ai saisi votre volonté de faire face à votre destin incertain et à cet instant, je vous ai considérée avec une bouffée d’admiration. J’ose espérer que vous vous rappelez de moi et de notre brève conversation qui ne manquait pas de profondeur. C’est donc sur la foi de mon jugement sur vous et du souvenir prégnant que je conserve de notre rencontre, que je me permets de vous adresser une lettre qui se porte aux nouvelles vous concernant et qui formule une requête me concernant.

D’abord, je me dois de mentionner la façon par laquelle je vous ai retracée. Votre fiancé, Jean Jacquereau et moi avons une connaissance commune en la personne de sa belle-sœur Perrette Vrignard, épouse de son frère Jérémie. Par le dernier navire rentré au pays à l’automne, ils ont appris la nouvelle du prochain mariage de Jean Jacquereau avec vous, en vertu d’un contrat que vous auriez signé le 8 septembre. C’est ainsi que j’ai connu l’endroit de la concession de Jean Jacquereau, qui, j’imagine est devenu votre époux entre temps. Cela n’est que supposition, mais si je fais déroute sur ce point, vous m’en excuserez. Perrette m’a raconté que Jean Jacquereau a quitté la France en 58 à l’âge de 27 ans et qu’il a acquis deux terres sur la Côte de Beaupré la même année. Je crois savoir que cette coste est parmi les premières à avoir été développées en lotissements près de Québec, et j’en déduis que vous êtes tombée sur un bon parti en la personne de ce Jean Jacquereau. Après les malheurs qui vous ont accablée suite au décès de vos parents, je crois que vous méritiez d’avoir votre chance et j’espère de tout cœur que vous la tenez.

Venons-en à ma requête, si vous le permettez. Mon fiancé Hélie Targer s’est embarqué comme 36 mois pour la Nouvelle-France, l’année suivant le départ de Jean Jacquereau. Il devait revenir au pays après son engagement, mais il ne m’a donné aucune nouvelle depuis son départ. Plusieurs raisons peuvent expliquer son silence, mais je ne les connaîtrai jamais si je ne fais rien pour les découvrir. Ce à quoi j’ai récemment décidé de m’employer en utilisant mes amies et connaissances de La Rochelle qui sont établies au Canada. Avec le concours d’une parente qui connaît l’écriture, j’adresse des missives à ces dernières, leur rappelant la promesse qu’elles m’ont faite l’été dernier, d’enquêter sur Hélie une fois arrivées en Canada. Jusqu’à maintenant, j’ai fait partir neuf lettres, cinq sur Le Noir d’Amsterdam au début d’avril, et quatre sur L’Aigle Blanc qui a quitté le port hier. J’en prépare quatre autres, dont celle-ci, pour être livrées par Le Phoenix qui appareille le deux ou le trois mai qui vient.

Mes enquêteuses, si je puis les appeler ainsi, résident à l’Île d’Orléans, à Ville-Marie ou à Québec. Aucune sur la Côte-de-Beaupré, un des endroits bien peuplés de la colonie, à ce qui me semble. Voilà pourquoi votre supposée installation là-bas m’offre la possibilité d’explorer un lieu où peut se trouver ou être passé Hélie Targer.

 Je vous suis reconnaissante par avance de toute information que vous aurez l’obligeance de me bailler avec des nouvelles de vous-mêmes que j’aurai grand plaisir à recevoir. Vous souhaitant de jouir de plus de bonheur au Canada que vous n’en avez eu ici, chère Catherine Guillot, je vous salue amicalement.

Renée Biret, auberge La Pomme de Pin, La Rochelle

 


QuébecDe Catherine Guillot à Renée
À Renée Biret, auberge de La Pomme de Pin, La Rochelle
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Chère Renée Biret,

Ho combien je me rappelle votre visage inquiet et votre sollicitude envers moi et mes consœurs du Couvent St-Joseph au cours de cet après-midi d’avril 1663 où on venait de faire l’annonce de notre exil au Canada ! Alors que la plupart de nous entendaient pour la première fois parler de recrutement de filles à marier pour la colonie, vous qui saviez ce qui s’en disait dans la ville, avez discrètement passé d’un groupe à l’autre pour nous renseigner et nous rassurer. Jamais je n’oublierai votre présence ce jour-là dans la cour du couvent. Et plus encore, lorsque, à la fin du mois, je vous ai croisée sur le quai d’embarquement pour le Phoenix de Flessingue, j’ai compris que notre sort ne vous laissait pas indifférente et que vous vous portiez à notre rencontre pour partager notre angoisse et nous apaiser. Malgré le nœud qui me tordait le cœur, j’ai consenti à vous parler. En fait, je ne me souviens pas très bien de la conversation, qui a été très courte, mais je me souviens de l’impression de soulagement qui en a résulté et qui a persisté au fond de moi durant toute la traversée.

Ici, l’arrivée des premiers navires en provenance de France est saluée dans la liesse à chaque année. C’est ce qu’on m’a rapporté et je veux bien le croire, car le lien avec le pays natal n’est coupé pour personne et les besoins en ravitaillement de toutes sortes sont pressants. Les uns se jettent sur les marchandises, les autres sur le courrier. Après les affres du dur hiver, nous avons une telle soif des bontés de la France ! C’est ma première observation du phénomène, mais je dirais que l’attrait des accostages ne diminue pas avec les semaines. On continue à se bousculer pour voir les arrivants sortant de chaque navire et glaner les nouvelles qu’ils colportent. Moi qui suis grosse de sept mois, je ne me suis pas rendue à Québec le 7 juillet pour l’arrivée du Phoenix, mais si je l’avais fait, je serais tombée des nues, car une lettre m’aurait été livrée ! Celui qui me l’a apportée est un associé de mon mari, qui est justement le Jean Jacquereau beau-frère de votre amie Perrette, et nous vivons bien sur une concession à L’Ange-Gardien. Voilà pour la confirmation des faits que vous avez découverts. Votre lettre est pour moi extraordinaire et la surprise qu’elle m’a causée, même si elle n’a pas débordé les murs de ma maison, est tout aussi grande que si elle m’avait frappée sur le quai devant tout le monde. Votre lettre a fait battre mon cœur tous les jours depuis sa réception et encore maintenant, alors que je dicte ma réponse à un de nos amis complaisants. Je dois ralentir le débit de mes propos, car il ne pourra pas maintenir son rythme d’écriture jusqu’à la fin. 

Venons-en à cette réponse. Vous avez raison sur la question de la chance et du bonheur : pas nécessairement que je mérite la première, mais qu’il existe plus du second pour moi ici que j’en ai eu durant ma vie en France. Le pays est neuf, riche, et généreux pour ceux qui s’investissent corps et âme dedans. Les habitants sont vaillants, enthousiastes et j’ajouterais, heureux. Nous sommes un petit peuple issu du commun qui sait se serrer les coudes. Je m’y sens parfaitement à ma place. La solidarité entre filles tirées du Couvent Saint-Joseph s’est étendue à toutes les filles à marier arrivées l’an dernier en Nouvelle-France. Nous n’avons eu de cesse de nous renseigner les unes les autres sur les unes et les autres. Il s’est avéré que je suis très habile dans cette activité et je ne sais pas trop comment cela se produit, toutes les nouvelles passent le seuil de ma porte. Hélas, je n’ai pas entendu parler de votre Hélie Targer, mais cela ne saurait tarder pour peu que je pose quelques questions à tout venant.

Dans mon entourage immédiat, il y a Louise Gargotin qui a reçu une lettre de vous et qui m’a dit pouvoir trouver quelque chose par son mari, agent de l’armateur Péron de La Rochelle. Il y a plusieurs de vos amies qui sont installées à l’Île d’Orléans, juste en face de nous, et qui ont sûrement reçu leur lettre à titre d’enquêteuses. Vous mentionnez également Ville-Marie où ont échoué plusieurs Rochelaises filles à marier, l’an dernier. Mais vous ne mentionnez pas le poste des Trois-Rivières qui en a accueilli deux, à ma connaissance, dont Louise Charrier. Celle-là devrait figurer en tête de liste de vos enquêteuses ! Quel bagout, quel dynamisme, quel entregent que cette femme ! En ce moment, les Trois-Rivières sont en expansion sous l’impulsion du sieur Pierre Boucher et elles drainent une bonne part des hommes de métier qui en sont à leur deuxième et même troisième engagement après leur premier 36 mois dans le pays. Je ne saurais trop vous recommander d’écrire à Louise Charrier. Si votre fiancé est là-bas, elle le connaît. Si votre fiancé veut aller là-bas, elle va l’apprendre. Si votre fiancé est passé par là, elle le saura.

Soyez certaine, chère Renée Biret, que je compte bien donner suite à votre demande. Hélie Targer vient de s’inscrire dans ma tête et ne s’effacera pas de sitôt. Je finirai par trouver quelque indice sur lui, révélateur du lieu de son établissement. En terminant, permettez des questions, certes indiscrètes, vu notre échange par le biais d’un truchement, vous comme moi, et les voici : qu’envisagez-vous de faire si Hélie Targer se trouvait à être marié à cette heure ? Comment devrai-je vous l’annoncer si cela était ? Avez-vous songé à cette éventualité en démarrant votre enquête ?

Mais il est trop tôt pour se morfondre et entamer votre si bel espoir. Oubliez mes questions si elles vous chagrinent. Recevez tous les remerciements que votre lettre mérite pour m’avoir été écrite et soyez assurée de ma plus tendre amitié et de mon plus beau souvenir. Que Dieu vous bénisse !

Charles Garnier pour Catherine Guillot

LarochelleDe Renée à Marie Anne Agathe
Le premier mai de l’an mille six cent soixante-quatre
De Renée Biret à Marie Anne Agathe, épouse de Laurent Herman, Sillery
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Madame,

J’ai appris récemment que vous avez épousé Laurent Herman, le frère de mon amie Marie Herman, établie en Nouvelle-France depuis deux ou trois ans avec son mari Guillaume David. Vous connaissez probablement mes amies rochelaises parties l’an dernier pour se marier, tout comme vous, et qui ont été vos compagnes de traversée sur l’Aigle d’Or. Je nomme  Marie Valade, Jeanne Repoche, les soeurs Moitié et Anne Lépine. C’est en me recommandant d’elles et en supposant que votre dur périple en mer aura tissé des liens solides entre vous, que je me permets de vous écrire.

Voilà en quelques mots l’objet de ma requête. Mon fiancé Hélie Targer s’est embarqué pour la Nouvelle-France en 59 avec son ami Simon Pépin, tous deux charpentiers engagés pour un contrat de 36 mois. Depuis leur départ, ils n’ont pas donné de nouvelles aux leurs à La Rochelle, si bien que nous ne savons pas où ils habitent aujourd’hui. J’ai entrepris de mener une enquête pour les retracer en utilisant le concours de mes amies en Nouvelle-France et de d’autres personnes susceptibles de me renseigner. Étant à l’embauche dans une auberge très fréquentée par un grand nombre de voyageurs, j’y apprends beaucoup de choses sur les colonies. Mes connaissances sont grossies par les informations contenues dans les missives parvenues aux familles de La Rochelle en provenance de Québec, l’an dernier. C’est ainsi que je suis arrivée à dresser une liste des lieux où les services de charpentiers sont principalement requis en Nouvelle-France. Là où j’ai une Rochelaise pouvant agir comme informatrice, j’écris. Ailleurs, je fais appel à des amies ou connaissances pour identifier la personne capable de m’informer sur place. C’est de cette façon et dans ce but que je vous ai repérée comme une possible informatrice à Sillery.  On dit que la congrégation des Jésuites, qui possède plusieurs fiefs en Canada, a beaucoup misé sur Sillery et en a fait un endroit excellemment pourvu en bâtiments. Je ne sais pas si les pères requièrent encore de la main-d’œuvre, mais ils en ont certainement requis dans les années passées et ils ont possiblement été des employeurs du charpentier Hélie Targer.  

Il serait certainement plus direct pour moi de leur adresser ma requête, mais je n’ose pas le faire, et, j’en suis convaincue, vous comprenez parfaitement ma retenue. Je vous serais donc infiniment redevable si vous consentiez à poser quelques questions dans votre entourage au sujet d’Hélie Targer, et de m’écrire ce que vous apprendrez, si vous apprenez quelque chose, évidemment.

Avec tout mon respect et ma gratitude

Votre obligée Renée Biret, auberge La Pomme de Pin, La Rochelle

 


QuébecDe Marie Anne Agathe à Renée
Le seizième jour de septembre 1664 à Sillery,
lettre pour Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
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Madame,

J’avoue que votre lettre, toute étonnante qu’elle est pour moi, m’a beaucoup divertie à sa lecture et elle continue de le faire en cette heure où je lui fais réponse. Une enquête par correspondance pour retracer un fiancé rochelais en Nouvelle-France présente un intérêt très surprenant pour moi, comme ce doit être le cas pour toutes les femmes à qui vous écrivez.

Parmi celles-ci, je pense précisément à mon amie et voisine Jeanne Repoche à qui vous avez créé tout un émoi quand elle a eu votre lettre le mois dernier. Comme c’est mon mari qui le lui a lue et qui va probablement rédiger la réponse dans quelques jours, j’en connais le contenu. Je ne vois pas là d’indiscrétion puisque Jeanne elle-même a partagé les quelques nouvelles de sa famille au pays avec nous tous sur la seigneurie. C’est assez généreux de sa part, car nous recevons très peu de missives et elles passent presque entièrement par les mains des Pères Jésuites.

Sitôt après avoir lu la lettre de Jeanne, mon mari et celui de Jeanne ont interrogé les Pères au sujet dudit Targer. Nos hommes travaillent à quelques ouvrages pour les religieux et ils les rencontrent à toutes les semaines. Je peux déjà vous annoncer qu’il n’y a pas de traces de votre fiancé charpentier par ici. Mais vous aviez raison de supposer que du travail de charpenterie a eu lieu. Les bâtiments des Pères sont impressionnants en comparaison de nos maisonnettes et des abris qui servent aux sauvages. Sûrement que des charpentiers sont passés par là, mais nous sommes certains qu’ils ne s’appelaient ni Targer ni Pépin. Si, un jour prochain, ils venaient à se pointer dans la seigneurie, je les aviserai personnellement que vous êtes à leur recherche.

Bonne chance dans votre enquête, madame, et recevez mes amitiés

Guillaume David pour Marie Anne Agathe