L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce quatorzième épisode, Renée fait part de sa décision de s’embarquer pour la Nouvelle-France à deux correspondantes. Au cours du même été, elle écrit à l’une et répond à l’autre.
Lire aussi l’épisode précédent et l’épisode suivant.

Été 1669

LarochelleDe Renée à Marie Valade
Le vingtième jour de juin de l’an mille six cent soixante-neuf
De Renée Biret, par la main de Sr Jean-le-Baptiste, Hospitalière
À Marie Valade, Coste St-François de Ville-Marie
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Très chère Marie,

Comme je me réjouis de te savoir pleinement satisfaite en Nouvelle-France ! L’aplomb et l’optimisme qui se dégagent de tes lettres me font envie. Elles sont courtes et je n’oserais m’en plaindre, car elles témoignent de tant de choses importantes en si peu de mots. Par exemple ton engagement de fille du roy. Je le trouve exemplaire. Être épouse et mère accomplie avec une bonne dose de sérénité n’est certes pas chose facile à réussir. La justesse de tes raisonnements sur ma situation de fiancée abandonnée, malgré le pincement au cœur que j’en éprouve, fait toujours avancer ma réflexion. Bref, tes propos sensés m’invitent à continuer de correspondre avec toi et à te livrer la suite de mes confidences.

Selon ta recommandation, j’ai sérieusement examiné l’idée de m’enrôler comme fille à marier. Mais j’ai fait plus que cela. Je me suis présentée aux dames recruteuses, la semaine dernière. Je voulais surtout évaluer mes chances d’être acceptée. J’ai fait cette démarche à l’insu de ma tante, dont la santé s’est rétablie, mais qui me semble encore fragile et très émotive. Plusieurs interrogations sur l’émigration en Nouvelle-France m’ont assaillie tout au long de l’hiver. J’en ai soumis certaines à messire Jean Talon, qui est venu se reposer de sa traversée à l’auberge en octobre dernier. Puis en novembre, une rencontre fortuite avec la mère Pépin, lors d’une assemblée dominicale protestante où j’accompagnais ma tante, m’a donné une nouvelle raison d’espérer… ou de désespérer d’Hélie. Simon Pépin a fait savoir à sa mère que des huguenots de Québec s’étaient exilés en Nouvelle-Angleterre l’an dernier et qu’Hélie pourrait bien être du groupe. Hélas, rien de vraiment précis sur le lieu de résidence de mon fiancé. Mais si l’information atteste la présence d’Hélie à Québec l’an dernier, je suis obligée de reconsidérer les autres informations qui le donnent présent sur la seigneurie de Lauzon. Tout me laisse croire que Simon ne fréquente pas Hélie et qu’il fait simplement l’inclure dans le tableau qu’il brosse sur l’état de la pratique des disciples de Calvin dans la région de Québec. Rien n’affirme d’ailleurs que la situation est la même sur l’île d’Orléans, sur la coste du Sud, aux Trois-Rivières ou à Ville-Marie et que les huguenots sont vraiment pourchassés au point de fuir la Nouvelle-France vers les Anglais.

Je n’ai pas pu confronter cette information avec les opinions de messire Talon, car il était reparti pour Paris à la fin de mois d’octobre. Par contre, j’ai tâté discrètement le terrain lors de mon entrevue avec Madame Étienne, la semaine dernière. Non seulement je n’ai rien appris de neuf sur la question, mais je crois avoir fait une bévue en parlant des engagés rochelais établis au Canada depuis quelques années. Elle a possiblement soupçonné que je m’intéressais à un huguenot émigré. Peut-être aurais-je dû m’adresser à l’autre dame recruteuse, Madame Gasnier. Les filles qui ont passé leur entrevue avec elle affirment qu’elle est très volubile et démontre un grand zèle pour attirer des candidates. Il faut dire que l’objectif de 150 recrues pour le présent contingent est assez élevé. Je connais au moins cinq filles de l’Île de Ré qui ont été retenues, et une Rochelaise, Marguerite Navarre. Tu te rappelles sûrement d’elle. C’était la fille de Jean Navarre, le musicien et maître de danse qui est décédé. Marguerite possède toujours son caractère bien trempé. En preuve, en septembre dernier, elle a annulé le contrat de mariage que sa famille avait arrangé avec le marchand Razes. Faudra pas s’étonner qu’elle en signe quelques autres au Canada avant qu’elle passe par l’église pour être bénie comme épouse…

Ho, Marie, le sujet des mariages me hante vraiment. Présentement, que dire de mon humeur tourmentée ? J’observe et je converse avec toutes les filles qui vont s’embarquer cet été et qui gravitent autour de l’auberge. Difficile de dire si leurs craintes l’emportent sur leurs espoirs. Depuis ton propre départ, il s’est écoulé six ans et la connaissance de la vie en Nouvelle-France est plus grande maintenant. Plus grande est aussi l’assurance quant à la sécurité de la population paysanne; quant à la disponibilité des biens d’usage; quant à la production locale de vivres. Les filles sont instruites de la réalité dans la colonie, alors que vous l’étiez si peu en 63. Mais il demeure un fond d’inquiétude dans chacune d’elles. C’est peut-être seulement le regret de quitter la France. Pour ma part, je le ressens ce regret, cette tristesse, tout aussi fort que si je faisais partie de leur contingent. Comme c’est étrange ! Pourtant, lorsque j’ai décidé de rester ici, en sortant de mon entrevue avec Madame Étienne, j’ai éprouvé un immense soulagement. Cela veut bien dire que je ne suis pas encore prête à l’exil, mais que j’envisage réellement de quitter La Rochelle pour Québec. L’année prochaine, sans aucun doute. Mais avant, je dois soigneusement préparer ma tante à cette perspective. Elle souhaite si ardemment le mariage pour moi, elle nourrit tant d’espérances à ce sujet, elle rêve d’y assister et de me servir de témoin, et surtout, dans le secret de son cœur, elle voudrait que je tourne la page sur Hélie Targer. Un peu comme toi, d’ailleurs.

Très chère Marie, ma compagne de toujours, mon phare, mon encouragement, je te demande de prier pour moi afin que je parvienne à bien mener mon affaire sans blesser ma tante bienaimée. Tu demeures à jamais dans mes ferventes prières quotidiennes,

Ton amie fidèle, Renée Biret, par la main de Sr Jean-le-Baptiste,
Maison des Hospitalières, La Rochelle, France.


QuébecDe Marie Valade à Renée
Le cinquième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-neuf
À Renée Biret, aux soins de Sr Jean-le-Baptiste,
Maison des Hospitalières, La Rochelle
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Ma toute brave Renée chérie,

Je te félicite d’avoir surmonté tes réticences et de t’être portée volontaire comme fille à marier. Peu importe ce que la recruteuse a pensé de toi ou a déduit de votre entretien, tu t’es fait connaître aux agents de messire Colbert. Dans ta position stratégique à l’auberge, tu es mieux renseignée qu’aucune fille sur la Nouvelle-France et sur le programme de recrutement de filles à marier. Si tu décides de partir l’année prochaine, j’en suis sûre, on te prendra. Le contingent de 150 filles à marier de cette année prouve bien que l’émigration de filles va encore continuer. C’était là ma principale inquiétude en ce qui te concerne: que tu manques l’opportunité de t’embarquer par défaut de contingents.

En ce qui concerne ta tante, l’annonce de ta décision est certainement délicate à faire. Je ne mets pas en doute que tante Sarah appelle ton mariage de tous ses vœux. N’est-elle pas devenue ta mère en ce monde et quelle mère ne souhaite pas un bon mariage pour sa fille ? Bien sûr, elle aimerait énormément être présente à l’événement, mais ne sous-estime pas son opinion sur la chose. Le programme de recrutement de messire Colbert offre aux candidates une assurance, une seule : le mariage avec un parti honnête. Et c’est exactement ce que Sarah Périn veut pour Renée Biret.

Au chapitre des protestants en Nouvelle-France, je te rassure, ils ne sont pas traqués comme tu l’imagines. Il est vrai que certains d’entre eux ont quitté le pays pour rejoindre une communauté protestante en Nouvelle-Angleterre. J’en ai été témoin. Mais ils partent de leur propre chef, par conviction religieuse et il est même arrivé à certains que les autorités de la colonie ont tenté de les convaincre de rester. Alors, il est absolument faux de prétendre qu’ils sont chassés ou pourchassés.

En terminant, chère Renée, je prie afin que tout s’arrange au mieux, pour toi et ta tante, comme tu me le demandes. Encore une fois, fais confiance à la bonne tête et au grand cœur de Sarah. Parles-lui ouvertement et cesses de te morfondre pour sa réaction. Je n’insiste pas pour que tu tournes la page sur Hélie Targer. Elle se tournera d’elle-même quand tu débarqueras en Nouvelle-France, l’année prochaine, peut-être. Pense à Ville-Marie si on te donne le choix de ta destination. Je serais aux anges de t’accueillir… et de te présenter de valeureux célibataires.

Je t’embrasse ainsi que tante Sarah. Dieu vous aime toutes les deux et Il veille sur vos destinées, dussent-elles se séparer.

Ton amie pour toujours, Marie Valade

QuébecDe Louise Faure dite Planchet à Renée
Le vingtième jour d’août de l’an mille six cent soixante-neuf
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, Cité de La Rochelle
De Louise Faure dite Planchet, Beaupré, Nouvelle-France
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Chère Renée,

Au nom de l’amitié qui nous a liées toutes les deux, je te prie d’excuser l’attitude distante que j’ai adoptée avec toi avant mon départ l’an dernier. La décision de mon père de m’envoyer au Canada m’a beaucoup affligée et j’ai dû faire de grands efforts pour l’accepter. Dans mon tourment, j’avoue t’avoir tenue responsable de mon exil, car les renseignements que tu as donnés à mon père sur le recrutement des filles à marier ont été déterminants. J’en suis même venue à douter de l’ampleur de ton activité de correspondance, me disant que tes propos devaient contenir une certaine part d’exagération et de vantardise.

Mais, sur ce point, j’ai réalisé que j’avais tort, en rencontrant à Québec Marie Albert, quelques jours après mon débarquement du Don de Dieu; puis Catherine De Boisandré; et finalement, sur la coste de Beaupré, Marie-Madeleine de Chevrainville, chez qui j’ai logé avant de me marier en septembre dernier. Ces trois femmes qui ne sont pas des Rochelaises m’ont parlé de toi comme d’une amie chère et elles ont toutes louangé ton entreprise d’écriture de lettres. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu es si enthousiaste face à la Nouvelle-France et que mon père se soit persuadé de m’y envoyer en écoutant tes propos.

Ta correspondance vraiment ample t’a donné un son de cloche favorable sur la colonie et tu ne peux faire autrement que de le propager. Ayant complété ma première année en Nouvelle-France, je dois avoir l’honnêteté d’abonder dans le même sens que toi à ce sujet. La seigneurie est très bien organisée et les habitants sont fort plaisants. L’accueil réservé aux filles à marier m’a particulièrement touchée. Quelle chaleur, quelle bonne volonté tout le monde témoigne aux nouveaux arrivants ! Impossible de se sentir isolé, perdu, rejeté, ici. L’entraide est un empressement commun à tous et le mot bienvenu est sur toutes les lèvres.

Tu sais à quel point je m’étais résignée à rester célibataire, à trente ans passés. Je repoussais l’idée même de m’assujettir à un homme par les liens du mariage, au grand dam de mon père. Voilà que j’épouse Pierre Gasnier dit Bellavance, un homme de dix ans mon cadet ! Il est plein de fougue, d’ambition et surtout, de débonnaireté. Il me fait totalement confiance dans l’organisation de notre foyer et il me témoigne un égard proche de l’admiration. C’est plus que je n’espérais, et probablement bien plus encore que ce à quoi mon père songeait pour moi. Pierre Gasnier me fera un bon compagnon et j’entends être une bonne compagne pour lui.

Chère Renée, j’ai donc des excuses à te présenter pour mon comportement lors de nos dernières rencontres à La Rochelle et j’ai aussi des remerciements à t’exprimer pour avoir, sans le savoir, encouragé mon père à m’envoyer ici. Ma vie a pris un tournant qui m’étonne et me plaît beaucoup et c’est à toi que je dois cette bonne fortune.

En toute amitié et avec reconnaissance, Louise Faure dite Planchet


LarochelleDe Renée à Louise Faure dite Planchet
Le dix-neuvième jour de juin de l’an mille six cent soixante-dix
À Louise Faure dite Planchet, Beaupré, Nouvelle-France
De Renée Biret, La Rochelle, France
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Chère Louise,

Merci pour ta lettre. Je suis maintenant rassurée sur notre bonne entente. Jamais je ne me suis imaginé que les propos tenus à ton père avaient eu autant d’impact. Lorsque je lui ai parlé de la Nouvelle-France, je ne me rappelle pas avoir insisté sur le recrutement des filles à marier. J’ai dû le faire, puisque que cet aspect de mes informations a contribué à sa décision de t’envoyer en Canada.

Sache que je me réjouis sincèrement de ton mariage avec l’ardent Pierre Gasnier. Moi et tante Sarah, qui écrit sous ma dictée, pensons que la Nouvelle-France est proche d’être un pays magique. Toutes celles qui y vont voient leur vie transformée, et en mieux. Les craintes qu’elles ont pu nourrir au départ s’évanouissent et les découvertes faites sur place les charment, la plupart du temps.

Avec mes meilleurs sentiments, ton amie rochelaise, Renée Biret

Le vingtième jour de juin

Avant de cacheter cette lettre, j’y fais faire un ajout par une religieuse serviable de la Maison des Hospitalières qui me sert de truchement en certaines occasions. C’est que je veux t’informer de ma décision de m’embarquer comme fille à marier à mon tour, décision que je vais annoncer à ma tante après le départ du dernier navire pour le Canada, cette saison. Je me suis présentée le mois dernier à l’hôtel particulier où les recruteuses séjournent et j’ai présenté ma candidature à Madame Étienne. Je l’avais fait, l’an dernier, juste pour voir si je pouvais être acceptée. Cette année, il semble que les conditions d’admission aient été resserrées, car on demande d’avoir le baptistère ou une lettre de recommandation d’un curé. Ce que je n’ai pas. La raison est probablement liée au filtrage des protestantes dans la colonie. Je vais laisser passer une autre année avant de m’embarquer et m’employer à devenir le plus conforme possible. Espérons que la recruteuse l’an prochain ne sera pas Madame Étienne, mais Madame Gasnier, qui est nettement plus complaisante que sa collègue.

Vois combien mes espoirs sont plus semblables aux tiens que tu ne le pensais. Au plaisir de se revoir un jour, dans la colonie où l’accueil aux filles à marier fraîchement débarquées est si formidable.

Ton amie Renée Biret

Par la main de Sr Jean-le-Baptiste, Hospitalière.