L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce douzième épisode, Renée écrit à trois correspondantes dont deux grandes amies. À l’une d’elles, elle confie secrètement sa décision de s’embarquer pour la Nouvelle-France.
Lire aussi l’épisode précédent et les épisodes suivants.

Printemps 1668 
LarochelleDe Renée à Jeanne Repoche
Le deuxième jour de juin de l’an mille six cent soixante-huit
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Jeanne Repoche, Seigneurie de Sillery, Nouvelle-France
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Ma pauvre Jeannette,

Je ne peux laisser partir le Don de Dieu pour la Nouvelle-France sans t’envoyer la lettre que je rumine depuis ma rencontre avec ton frère François, en mars. Il m’a appris la triste nouvelle concernant ta petite Marie. Le Ciel vous afflige, toi et ton époux, en reprenant votre progéniture dans son berceau. Difficile de comprendre le bien que le Très-Haut vous veut par ces épreuves. Gardons-nous de juger Ses volontés, n’est-ce pas ?

Sache que je conçois parfaitement ton silence envers moi et je remercie ta grande sœur Marie d’avoir transmis la nouvelle de ce malheur à l’aîné de la famille Repoche, à La Rochelle. François m’a confirmé ce que tu m’as écrit l’an dernier concernant son désir de s’enrôler comme engagé au Canada. Il s’embarquera vraisemblablement l’année prochaine, quand ses affaires se seront arrangées. Je lui ai dit que je serais soulagée s’il s’établissait à Sillery, pour pouvoir te réconforter. Il m’a répondu que tu es forte plus qu’il n’y paraît et que tu es parfaitement soutenue par ton mari Jérôme Bilodeau. En voyant la surprise que cette affirmation me faisait, il m’a raconté tout ce que ta sœur Marie écrit sur Jérôme dans ses lettres. Que des compliments et des louanges. J’ai répondu à François qu’en effet, tu ne t’es jamais plainte de ton mari dans ta correspondance avec moi. Voici ce qu’il m’a dit en me quittant : « D’après moi, Bilodeau lui a déjà fait un autre petit qui peut bien être arrivé à l’heure où on se parle… ».

J’avoue que ces paroles ont achevé de me rassurer. Toute ma conversation avec ton grand frère m’a plongée dans le passé peu lointain où nous nous voyions chaque jour, ou presque. Parfois, tu me manques avec une telle force que j’en pleurerais. D’autre fois, une bouffée de joie s’empare de mon cœur en t’imaginant dans la Nouvelle-France qui a tant à t’offrir, comparativement à l’infortune qui te cernait à La Rochelle.

Jeannette chérie, garde confiance, tu seras récompensée pour ta foi, ta bonne volonté et ton amour

Tante Sarah se joint à moi pour te transmettre nos souhaits de bien-être et nos plus tendres pensées. Que Dieu garde Jérôme Bilodeau auprès de toi pour la vie !

Ton amie douce et fidèle, Renée

 


QuébecDe Jeanne à Renée
Le trentième jour d’août de l’an mille six cent soixante-huit
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
De Jeanne Repoche, Seigneurie de Sillery
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Chère et douce Renée, bienveillante tante Sarah,

Merci pour votre sollicitude à mon endroit. Jérôme et moi avons porté le deuil de notre petite Marie en se tenant la main et en se parlant doucement. Dans Sa sagesse, Dieu m’a donné ce très bon compagnon et Il me le garde pour assurer mon bonheur en ce monde. Qu’Il soit loué pour cela.

François a bien fait de te parler comme il l’a fait, en mars. Non seulement parce que sa nature n’est pas gouvernée par l’apitoiement et que même les mauvaises nouvelles sorties de sa bouche finissent pas ne pas le paraître. Mais, surtout, il avait complètement raison concernant l’état de mon ventre. Au moment du décès de notre fille, le 31 octobre, j’étais enceinte de six mois. Ma sœur ne le savait pas et par conséquent, elle n’a rien écrit à mon frère à ce sujet dans sa dernière lettre pour la France l’an dernier.

Alors voilà que l’affreuse nouvelle de 1667 est transformée en une heureuse nouvelle : j’ai donné un fils à Jérôme le 17 janvier. Nous l’avons prénommé François-Xavier. «François» pour rappeler l’aîné de ma famille et «Xavier» pour celui de la famille Bilodeau. De cette façon, nous voulons que notre fils soit réellement l’aîné d’une grosse famille. Dieu nous entendra et protégera notre enfant. Toutes les prières qui Lui ont été adressées par nos parents, nos amis et par nous-mêmes devraient assurément être entendues.

Notre enfant vient d’avoir sept mois et démontre une solidité exceptionnelle. Il nous émerveille tous les deux. Jérôme affiche une telle sérénité en contemplant notre fils que j’en suis touchée à mon tour. La confiance m’habite. Chères Renée et tante Sarah, je vous laisse sur ces nouvelles pleines d’espérance et je vous recommande à l’amour infini de Notre-Seigneur. 

Votre fidèle Jeanne Repoche, épouse de Jérôme Bilodeau et mère de François-Xavier Bilodeau.
Par la main d’Hélène Du Figuier 

LarochelleDe Renée à Marie Valade
Le cinquième jour de juin de l’an mille six cent soixante-huit
De Renée Biret, La Rochelle
À Marie Valade, Coste St-François de Ville-Marie
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Très chère Marie,

Hier, cela a fait dix ans et demi que je suis fiancée à Hélie Targer. C’était le 4 décembre 1658. Il a demandé ma main à mon défunt père et avec l’accord de ce dernier, on a échangé la promesse de mariage. Ô combien j’étais fière et heureuse ce jour-là ! J’étais prête à attendre qu’Hélie ait fait son apprentissage de charpentier, pour me marier. J’étais prête à adopter le protestantisme pour me marier. J’étais prête à tous les sacrifices pour me marier et fonder un foyer. J’étais si prête à tout pour me marier avec lui que six mois plus tard, quand il a signé un contrat de 36 mois en Nouvelle-France, j’ai promis d’attendre son retour et de rester sage. Sage, je le suis demeurée. Attendre, je l’ai fait patiemment en toute confiance. Je dirais aujourd’hui, en toute naïveté.

Chère Marie, je commence à penser qu’Hélie n’a jamais eu l’intention de revenir en France. Mon enquête par correspondance m’apparaît dans toute sa dérision, maintenant. Si ce n’est pas de la naïveté de la continuer, qu’est-ce que c’est ? Aucune nouvelle de Targer en neuf années de séparation. Des dizaines de Françaises le recherchent au Canada et une dizaine d’entre elles l’ont repéré à un endroit ou à un autre, sans que tout cela ne lui soit venu aux oreilles. Je trouve la chose improbable et mes doutes sont plus que raisonnables, tu en conviens. Ta lettre m’a amenée à cette conclusion douloureuse. Tes paroles ont cheminé dans mon cœur au cours de l’hiver et malgré la peine qui m’envahit ce printemps, j’ai la consolation de voir ma situation avec lucidité.

Pour la forme et pour le plaisir de tante Sarah, je continue à lui dicter des lettres. D’ailleurs, plusieurs de mes correspondantes souhaitent poursuivre l’activité, par amitié, par divertissement, ou par intérêt. À toi seule je confie l’abandon de mon enquête, car je ne sais pas comment ma tante réagira à cette décision. Tu l’as deviné, elle m’affectionne tendrement et elle sent qu’une peine d’amour m’accablerait. En cela elle a raison. J’aime encore Hélie Targer, par malheur. Ce n’est pas à lui que je renonce désormais, mais à l’enquête.

J’aimerais pouvoir te dire ce que tu veux entendre, c’est-à-dire que je renonce à Hélie, mais pas au mariage et que je m’embarquerai pour la Nouvelle-France dans ce but. Je ne puis envisager cela. Pas cette année. La santé de ma tante est fragile et j’ai un devoir d’assistance envers elle. Cependant, je veux bien examiner la possibilité de proposer ma candidature comme fille à marier et je suis décidée à rencontrer la recruteuse qui viendra à La Rochelle le mois prochain afin d’évaluer mes chances de retrouver Hélie là-bas. À l’auberge, des bruits courent sur le retour de messire Jean Talon en France cette année. Si cela était fondé et qu’il séjourne de nouveau à La Pomme de Pin, je tenterai de lui parler de mon projet d’aller me marier à un homme qui est déjà mon fiancé en Nouvelle-France. N’est-ce pas ce qu’il faut faire dans ma situation ? Mon départ de La Rochelle pourrait se faire dès l’année prochaine, si je trouve quelqu’un pour veiller sur ma tante. Il me faut absolument un délai afin de bien préparer notre séparation. Pour elle comme pour moi, cela doit se faire délicatement et le plus tranquillement possible. Je sais que tu comprends et m’approuves.

Comme Louise Planchet s’embarque ce printemps, j’ai confié la rédaction de cette lettre à une religieuse de ma connaissance que je trouve très affable et à qui j’ai déjà rendu service. Je te demande de lui envoyer ta réponse si tu trouves le temps et le papier pour en écrire une. Tu le sais, il n’y a pas d’obligation de ta part et je te tiendrai toujours en grande amitié quelle que soit la suite que tu donneras à notre correspondance.

Que Dieu te vienne en aide et te protège, toi ainsi que tes trois jeunes enfants et leur père.

Ton amie fidèle, Renée Biret
par la main de Sr Jean-le-Baptiste, Maison des Hospitalières, La Rochelle, France

 


QuébecDe Marie Valade à Renée
Le cinquième jour d’octobre de l’an mille six cent soixante-huit
À Renée Biret, aux soins de Sr Jean-le-Baptiste, Maison des Hospitalières, La Rochelle
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Chère Renée, 

Les années s’ajoutent les unes aux autres, avec chacune leur lot d’événements heureux ou malheureux. Elles en viennent à former le chaînon de notre vie. Plusieurs maillons du tien portent le nom d’Hélie Targer. Je ne vais pas critiquer ton cœur fidèle d’être l’armature du prochain chaînon. Je vais simplement prier pour toi afin que ta quête soit un jour récompensée.

Mon chaînon à moi est composé du nom de mes enfants. Les petits de Jean Cadieu sont beaux et sains et je m’en accorde le crédit. Toute ma joie, tout mon labeur, et toutes mes espérances y sont consacrés. De quoi est fait mon année 68, le vingt-unième maillon de ma vie ? Il est fait du même métal que les quatre précédents. Un quotidien si chargé que j’ai peu de place à la réflexion, ayant constamment le nez sur la meule, si je puis dire. Je dois songer à sevrer Madeleine, car je suis de nouveau enceinte. Mon quatrième enfant naîtrait en juin prochain si mes calculs sont bons, bien qu’on ne soit jamais tout à fait sûr du moment de l’enfantement. Ma petite Marie-Jeanne aura quatre ans dans dix jours; Pierrot a eu deux ans en avril et ma petiote Madeleine aura un an le 27 de ce mois. Notre foyer continue d’être épargné des maladies et des revers de fortune. Nous n’avons ni froid, ni faim, ni peur des dangers. Ma vie n’est pas glorieuse, mais elle est honnête et cela me satisfait pleinement. 

J’ajouterais que mon engagement d’épouse est dépourvu des sentiments exaltés de l’amour et ainsi, d’une certaine façon, plus aisé à soutenir.

Ton amie pour toujours, Marie

LarochelleDe Renée à Suzanne De Licerace
Le cinquième jour de juin de l’an mille six cent soixante-huit
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, Cité de La Rochelle
À Suzanne De Licerace, Seigneurie de Lauson, Nouvelle-France
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Aimable et serviable Suzanne De Licerace,

Vous avez eu la gentillesse de répondre patiemment à la lettre que j’ai envoyée à Françoise Brunet au printemps 65. J’étais alors à la recherche de mon fiancé Hélie Targer. Votre amie Françoise et vous-mêmes m’aviez confirmé le passage d’Hélie sur la seigneurie de Lauson en 59-61, et vous aviez affirmé que vos maris le connaissaient bien. Si j’ose revenir à vous, c’est en raison de la grande sympathie pour moi et ma cause que j’ai cru percevoir dans votre réponse.

Suite à votre lettre, mon enquête s’est poursuivie avec l’aide d’un grand nombre de filles à marier établies en Nouvelle-France. Plusieurs renseignements, plusieurs suggestions et plusieurs encouragements m’ont été prodigués au cours des dernières années et ont maintenu mon espoir. Malheureusement, je suis toujours sans nouvelles directes d’Hélie Targer. Au moment où vous m’aviez écrit, vous étiez convaincue qu’il me ferait un signe et vous m’en avez presque convaincue alors. Mais rien ne m’est parvenu de lui. Les lettres et réponses de mes correspondantes se succédant, j’ai suivi les déplacements d’Hélie Targer en Nouvelle-France sans jamais réussir à lui faire parvenir un message. 

Deux personnes que vous connaissez peut-être, car elles étaient du premier contingent de filles à marier débarquées en 1663, comme vous et Françoise Brunet, m’ont écrit qu’Hélie Targer était revenu sur la Coste du Sud, l’an dernier. Il s’agit de Louise Menacier et de Marie Albert, dont les frères Guillaume et André sont très actifs dans la seigneurie de Lauson. Ils opèrent une entreprise de coupe de bois, à ce que Marie Albert m’a expliqué. Guillaume Albert a même eu le mandat de parler de moi à Hélie Targer dès qu’il le croiserait. Les deux hommes se connaissent très bien, apparemment. Mon message à Hélie sera-t-il entendu ?

Me voilà donc de retour à mon point de départ, sur la seigneurie de Lauson. Je ne sais trop quoi faire, à vrai dire. En désespoir de cause je m’adresse à vous, sans savoir précisément de quelle manière vous pourriez me venir en aide. Je laisse agir le destin, le Ciel et votre volonté et jugement.

Avec toute ma reconnaissance et mon respect,
Renée Biret, par la main de Sarah Périn, La Rochelle, France 

 


QuébecDe Suzanne De Licerace à Renée
Le quinzième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-huit
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, Cité de La Rochelle
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Chère Renée Biret, 

Veuillez ne pas vous reprocher votre insistance à m’écrire. Je vous comprends parfaitement de l’avoir fait et j’acquiesce entièrement à cette initiative. Tant de personnes impliquées dans vos recherches; tant d’encre qui a coulé sur la question; tant d’espoirs déçus… Comme tout cela doit vous sembler vain par moment ! 

Contre toute attente, voilà que votre lettre m’arrive. Chère Renée Biret, j’y réponds avec bouleversement car je m’apprêtais justement à vous écrire. En effet, j’allais vous révéler que votre fiancé a bel et bien passé l’année sur la seigneurie de Lauson, chez Georges Cadoret. Mon mari a parlé à plusieurs reprises avec votre fiancé. Quand je l’ai su, j’ai insisté pour qu’il me l’amène à la maison. Je voulais parler directement à votre fiancé, car ce que j’avais à lui dire ne pouvait pas être confié à un messager, fut-il mon mari. Mais je n’ai pas pu rencontrer Hélie Targer. Il m’a fait dire qu’il ne comptait pas retourner en France, sans préciser ce qu’il prévoyait faire pour vous en informer. Vous ne pouvez pas savoir à quel point son attitude m’a navrée. Jusqu’à récemment, j’ai pensé qu’une occasion allait se présenter d’entrer en contact avec Hélie Targer afin que je puisse lui faire voir le tourment qu’il vous cause, mais, hélas, ma chance a tourné. 

Depuis la démobilisation des soldats du régiment Carignan-Salières, un grand nombre d’hommes sont à la recherche des meilleurs lots pour s’établir. Certains se fient à leur capitaine de compagnie qui a souvent des terres à offrir sur sa concession, d’autres suivent leur esprit d’aventure pour dénicher un endroit prometteur inexploité. Ils vont souvent par groupe de trois ou quatre, en canot, et ils parcourent les rives du St-Laurent pour repérer les lots vacants dans les seigneuries. La semaine dernière, un de ces groupes s’est arrêté ici. Ils étaient trois hommes qui exploraient la Coste du Sud vers l’est avec le désir d’aller jusqu’au fief de Bellechasse. Hélie Targer est reparti avec eux. Georges Cadoret ignore s’il comptait revenir ici. Je suis infiniment désolée d’avoir raté l’opportunité de transmettre votre message à votre fiancé.

Chère Renée Biret, ayez la bonté de pardonner mon échec. Ce n’est qu’à cette condition que je me le pardonnerai moi-même. Recevez mes salutations chaleureuses en même temps que celles de mon amie Françoise Brunet. Que Dieu veille sur vous comme Il le fait pour nous. 

Votre amie contrite, Suzanne De Licerace