L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce premier lot de lettres, Renée écrit à cinq filles à marier (Filles du Roy) du contingent de 1663.
Lire les épisodes suivants.

Début avril 1664

LarochelleDe Renée à Marie Valade
Le 1er jour du mois d’avril de l’an de grâce mil six cent soixante quatre
De Renée Biret à La Rochelle à Marie Valade à Ville-Marie
1

Très chère Marie,

Tu me manques tant et cruellement car je me questionne chaque jour sur ton sort. Plus que tout, je regrette notre complicité, nos rires, et nos espoirs en une destiné extraordinaire. J’aimerais parler longuement avec toi, comme on se plaisait à le faire sous la charmille de la prévôté, mais il faut me contenter de t’adresser une missive. Je le fais avec hâte car le départ du vaisseau Le Noir pour la Nouvelle-France est imminent. Les familles de La Rochelle qui, l’an dernier, ont envoyé leur fille se marier dans la colonie doivent avoir préparé une lettre comme moi, mais au contraire de moi, elles l’auront rédigée avec application tout au long de l’hiver, tandis que l’idée d’écrire à toi et à nos amies, ne m’est venue qu’hier. Chez tes parents, j’ai appris les nouvelles parvenues à La Rochelle à la fin de l’automne, au retour du Phoenix de Flessingue. C’était un tel soulagement de te savoir saine et sauve malgré l’épouvantable traversée que vous avez endurée sur l’Aigle d’Or, avec tous ces morts à transborder. Mais rien de précis n’a filtré de ta lettre sur ton éventuel mariage, rien sur ton logis et la proximité des redoutables sauvages, rien non plus sur ton oncle Pierre ou sur ton cousin Jean Normandin, laissant entendre que tu n’as pas pu les retrouver en débarquant là-bas. Le pays est tellement vaste, dit-on. Évidemment, je comprends que tu aies écrit dans la plus grande presse pour que ta lettre ne rate pas le départ du dernier vaisseau à quitter la Nouvelle-France. Il en a été de même pour les sœurs Repoche qui ont envoyé une missive si brève et si dépouillée à leurs frères que les pauvres ne savent pas quoi en penser si ce n’est le fait qu’elles sont ensemble à Québec et pas mariées.

Revenons à ma lettre. Comme tu dois te douter, je compte sur l’aide de ma tante Sarah pour t’écrire, ne pouvant le faire moi-même. Elle déplore constamment que je n’aie suivi aucune classe et que je sois demeurée ignorante, mais au fond, elle est ravie de me rendre ce service de scribe qui comporte l’aveu de confidences et peut-être aussi quelques indiscrétions… Je surprends un sourire sur ses lèvres qui me dit que j’ai visé juste.

Continuons ! Depuis février, j’ai quitté mon travail au marché à poissons et je me suis placée auprès de ma tante comme lavandière à l’auberge La Pomme de Pin. Ma tante et ta mère sont toujours actives dans la communauté des protestants de La Rochelle, même si cela les rend vulnérables à la malveillance généralisée, mais je ne vais pas te parler des ennuis grandissants pour les huguenots rochelais, ta mère s’en chargera sûrement. Seulement te dire notre consternation devant l’annonce de la fermeture du temple De la Villeneuve, comme l’ont été ceux de St-Barthélémy et de Ste-Marguerite l’an dernier.

Je veux plutôt t’entretenir de notre sujet de conversation favori : mon galant Hélie Targer. Tu ne seras pas surprise d’apprendre que je suis autant sans nouvelles de lui que le jour de ton départ pour la Nouvelle-France en juin dernier. Alors me voilà à te réitérer ma demande : que peux-tu apprendre sur lui là-bas ? Je dois bien te l’avouer, correspondre avec mes amies établies en Nouvelle-France vise principalement à retracer Hélie par le biais de leur concours. Ce but me pousse même à écrire à des personnes que je ne tiens pas en grande amitié, comme  la cousine d’Hélie, Marie Targer, embarquée deux semaines après vous sur le Phoenix de Flessingue avec Catherine Barré. Je passe volontiers par-dessus ma mésentente avec Marie Targer pour essayer de lui soutirer des renseignements. Si une fille peut retracer Hélie au Canada, c’est bien son intrépide cousine qui a donné tant de fil à retordre aux Sœurs de la Providence du couvent St-Joseph, comme Marguerite Ardion nous l’avait confié ! Mais c’est peut-être un coup d’épée dans l’eau, car je ne suis pas sûre que la Targer va me répondre et ce ne sera pas le fait qu’elle ne sait ni lire ni écrire comme moi. Pour mener mes recherches, je passe par-dessus la qualité d’instruction ou de son absence chez mes correspondantes, sinon, je n’irais nulle part faute d’interrogées.

Marie Targer est apparemment installée à l’Île d’Orléans, non loin de sa sœur Élisabeth. Cette île doit être bien grande, car il me semble que tous ceux dont j’entends parler y résident, notamment nos deux Marguerite chéries, la Ardion et la Moitié. Ma tante pince les lèvres en écrivant sous ma dictée. Mes amitiés, mes amours contrariées avec Hélie et mes prétentions à mener l’enquête par lettres l’exaspèrent un petit peu.

En terminant, je baille quelques nouvelles de moi. Bien que le travail aux cuves soit plus dur que celui derrière l’étal à poissons, il m’est infiniment plus agréable. Fini d’exécrer le commis Raviau, cet animal en compagnie duquel mon seul plaisir était de lui tenir tête.

Mon père a trouvé un travail confié par la guilde et il a pu m’offrir une jupe bleue tirée des frippes testamentaires de la veuve du notaire Guillot. Je n’ai plus qu’à la raccourcir dès que j’aurai trouvé le bon fil. Avec mon mantelet vert, c’est assez joli, un peu trop sans doute pour une fille de peine, mais mon père est si fier de son cadeau que je n’envisage pas d’en mesurer l’usage. En outre, je dispose d’un solide tablier pour protéger jupe et corsage entièrement et, aux étuves où l’on est mouillé en permanence, il nous arrive souvent de travailler en bras de chemise et sans jupons. Ce n’est pas du tout la même tenue que celle que je devais porter au marché, et voilà évidemment un aspect avantageux de mes nouvelles occupations : je n’use guère mes hardes.

Les casernes de La Rochelle ont commencé à déborder de conscrits lesquels, comme toujours, encombrent les rues et les places et gênent le plus possible. Quand le temps est doux, les échoppes ne désemplissent pas de cette canaille et faire les courses devient fort pénible. D’ailleurs, au chapitre des emplettes dans la cité, on ne trouve plus une aune de batiste pour les coiffes depuis janvier. Quand je pense à l’approvisionnement en Nouvelle-France, où ce doit être catastrophique, je me réjouis que tu aies mis deux coiffes dans ta cassette avant de t’embarquer. Ha, Marie, si je le pouvais, je t’enverrais du linge ou du drap ! Mais il n’y faut pas penser, je n’ai pas les pécunes nécessaires. Le coût de la traversée au Canada pour un enfant est monté à 25 livres tournois, alors je ne demande même pas le prix pour y livrer un ballot. Sur ces mots, je songe, avec un certain effroi, au fait que tu es probablement environnée de sauvages, plus que les filles cantonnées à la fameuse Île d’Orléans, je me dis que les hardes et les coiffes doivent être le cadet de tes soucis en ce moment...

Je pense à toi souvent, ne m’oublie pas comme je ne t’oublie pas, je te baise les joues et te souhaite mille douceurs que je devine être rares, voire inexistantes en Nouvelle-France.

Ton amie très dévouée et aimante, Renée Biret.

 


QuébecDe Marie à Renée
Le 17e jour du mois de septembre de l’an mil six cent soixante quatre
2

Chère Renée,

Le papier et l’encre sont denrées rares, mais les efforts pour en trouver afin de correspondre avec nos gens en France sont récompensés par nos protecteurs. J’ai déjà reçu et répondu à une lettre de mes parents et c’est parmi mes grands bonheurs que de pouvoir écrire. Tu vois, nous jouissons tout de même de quelques douceurs inespérées dans les profondeurs de la forêt canadienne…

Que te dire et surtout, par où commencer ? Si je pars des imprécisions de ma correspondance avec mes parents, je risque de te dire des choses que tu auras fini par apprendre entre temps, grâce aux bruits que font courir les familles des filles parties au Canada ou d’autres personnes actives dans le recrutement des colons et des filles à marier. Notamment que je suis bel et bien mariée depuis le 26 novembre. Voici brièvement le récit de mon aventure dans lequel tu constateras un peu de précipitation, du moins à mes yeux de fille posée. Dès l’arrivée de l’Aigle d’Or à Québec le 22 septembre, j’ai été désignée pour être du groupe de filles, moins nombreuses, qui ont continué leur périple jusqu’à Ville-Marie. À partir de ce second débarquement en octobre, les affaires ont été rondement, si je puis dire, et je n’ai eu guère le temps d’enquêter sur ton Hélie, sur mon oncle Cousseau ou sur mon cousin Jean Normandin, premières démarches que je m’étais juré d’entreprendre. À peine ai-je déposé mon coffre à Ville-Marie que je signais un contrat de mariage le 15 novembre et me mariais dix jours plus tard avec Jean-Baptiste Cadieu. Deux mots sur l’homme. C’est un huguenot de la région du Maine, arrivé au pays il y a dix ans comme recrue-défricheur levé par le Sieur De Maisonneuve. Il a abjuré en 60 et il est milicien depuis peu. Quoi d’autre ? Il n’est pas très beau, ni très grand, ni jeunot. Nous avons presque vingt ans de différence, ce qui est le cas pour plusieurs filles à marier. Dans ma cohorte, je ne connais que Françoise Moisan qui ait épousé un gars de son âge. Je la fréquente beaucoup car ils sont installés non loin du lot que nous ont concédé les pères Sulpiciens. Nous nous entraidons et nous tachons d’intégrer rapidement les façons qu’on nous enseigne pour tenir feu et lieu dans cette impitoyable contrée. Pour venir à bout des travaux accablants qui nous incombent, nous devons mettre les bouchées doubles et besogner sans relâche du lever au coucher du soleil, ce dernier survenant en hiver, bien plus tôt que chez nous. Chère Renée, il me faut absolument tout faire en ces lieux, du potager aux vêtures en passant par le pain, le savon et les chandelles !

Vu que mon mari est parmi les premiers pionniers du groupe, nous sommes plus avancés en terres de pioche et en terres de labours. Jean-Baptiste est un honnête homme bien vu par les religieux et très respecté des autres censitaires. Si je me laissais aller à un commentaire malintentionné, je dirais qu’il est considéré par tous comme un père, mieux que les pères sulpiciens eux-mêmes.

Inutile de préciser que j’ai dû embrasser la religion catholique pour me marier, mais je n’ai pas embrassé très fort et on ne me chipote pas sur ce point. En fait, les autorités nous laissent parfaitement tranquilles chez nous et Jean-Baptiste est discret sur le chapitre des dévotions. Il se soucie peu des professions de foi des uns et des autres, et le mariage lui importait infiniment plus que mon abjuration. Il jubile probablement encore d’avoir pu trouver une épouse à si bon compte, et encore plus d’être bientôt un père de famille. Oui, mon amie, je suis grosse et mon terme arrive le mois prochain !

Quant à mon installation ici, je ne puis me plaindre. Rudimentaire, vrai, mais rien de l’essentiel d’un logis ne manque : le toit et les cloisons sont étanches, l’âtre large, la crémaillère profonde, l’eau à volonté et le bois de chauffe est gratuit, dense et plus qu’abondant. Tes peurs relatives à notre sécurité devraient être mises en veilleuse. Mon mari ne craint pas les sauvages, comme d’autres le font autour de nous, et j’ai confiance dans son aplomb. Je n’ai pas encore été témoin d’atrocités, comme celles qu’on nous avait rapportées avant notre départ de France et donc je n’ai aucune raison de m’inquiéter. Je mets tous les jours ma coiffe sans frayeur d’être décoiffée et scalpée dessous.

Dois-je te rappeler le destin que je convoitais et que j’évoquais avec toi pour confirmer ma grand hâte d’être mère et ainsi te convaincre que je me trouve bellement satisfaite de mon sort. Je m’accommode fort bien de Jean-Baptiste et je tiens mon rôle d’épouse avec une certaine hardiesse. J’ai convenu avec mon mari que je m’étais engagée pour donner le meilleur de moi-même, que j’entendais tenir ma promesse et que je n’admettrais aucune remontrance ou brutalité de sa part. J’avoue que cette mise au point, je l’ai faite en pensant à toi et à ton franc parler. Te connaissant, je crois que tu aurais dit la même chose si tu avais eu à défendre ta position devant un Jean-Baptiste Cadieu par trop vaillant et ardent face à l’adversité de ce pays austère comme une mi-carême.

Revenant à ton opinion sur l’Île d’Orléans, tu as probablement raison : cet endroit se peuple visiblement très vite en regard de Ville-Marie. C’est toi qui m’apprends que Marie Targer et nos deux amies Marguerite y sont établies. Celles-ci sont évidemment mieux placées que moi pour découvrir les informations que Marie Targer aurait supposément sur son cousin. N’oublions pas que Marguerite Ardion a partagé le même lit que Marie lorsqu’elles ont séjourné au Couvent des orphelines de St-Joseph, et je suis persuadée que les deux filles sont restées en bonne estime l’une avec l’autre. Marguerite est tellement débonnaire qu’elle ne se brouille jamais avec quiconque et personne ne prêterait la moindre allusion mesquine à ses propos.

Terminons ici avec mes meilleures pensées pour toi, ton père et ta tante Sarah. J’espère que cette lettre te satisfera par ses nouvelles abondantes, bien qu’elle pourrait encore se poursuivre sur de longues pages. Je n’ai pas tant de papier et je dois le ménager pour écrire aux miens. Il est déjà question que mes parents envoient mes frères Jean et Guillaume me rejoindre l’an prochain et je les tiens au courant des dispositions que j’envisage de prendre pour les accueillir à Ville-Marie. Si cela se réalise, n’hésite pas à leur confier tes missives pour la Nouvelle-France. Ils seront heureux d’en être les porteurs. S’ils n’étaient pas si âgés, je crois bien que mes braves parents viendraient eux aussi au Canada afin de se sortir du guêpier qu’est devenu La Rochelle pour les protestants. Dieu prenne les nôtres en sainte pitié dans cette vieille France intransigeante !

Enfin, je te souhaite de trouver quelque chose sur Hélie Targer et je garde les oreilles ouvertes. Si je débusque quelque renseignement utile à ce sujet, il fera partie de la prochaine missive que je te consacrerai.  

Ton amie canadienne, Marie Valade. 

LarochelleDe Renée à Marie Targer
Le 1er jour du mois d’avril de l’an de grâce mil six cent soixante quatre
A La Rochelle
3

À Marie Targer, épouse de Jean Royer, Île d’Orléans

Les nouvelles des filles à marier parties de La Rochelle l’an dernier sont lentes à arriver et clairsemées, mais il en est venu par chaque bateau de retour de Québec et je les ai collectées là où elles sont tombées. Par exemple chez les Valade, les Barré et les Repoche et bien sûr, au Couvent des orphelines de St-Joseph. Ainsi donc, comme tu peux t’en douter, j’ai glané chez les Sœurs de la Providence le nom de ton mari et son lieu de résidence. En jactant de la Nouvelle-France à droite et à gauche, j’ai saisi que les protestants émigrés dans la colonie songent à se regrouper et cherchent à demeurer en lien les uns avec les autres, où qu’ils aient aménagé.

Comme le recrutement de filles à marier pour les colons célibataires va apparemment se poursuivre quelques années encore, je tente d’entrer en contact avec les filles d’ici qui proposent leur candidature aux recruteurs lesquels, ai-je appris avec stupéfaction, touchent 10 livres tournois pour chacune d’elles. Si le roi Louis ne regarde pas à la dépense pour peupler cette contrée lointaine et ingrate, c’est probablement qu’elle en vaut sincèrement la peine. Cela nous rassure grandement.

Pour ma part, l’intérêt que je nourris envers les filles qui obtiennent leur passage payé pour la Nouvelle-France n’a qu’un but, et tu en as certainement une petite idée, c’est de me renseigner sur ton cousin Hélie. Comme tu le sais, il a complété son contrat de trente-six mois depuis maintenant deux ans et il n’est toujours pas revenu à La Rochelle. Choisit-il de rester là-bas?  Tu n’ignores pas que nous étions fiancés, lui et moi. Avant de reprendre la parole donnée, je me dois de retracer ton cousin et connaître ses intentions. Je te demande donc ton concours dans ce sens, pareillement ce que je fais auprès de mes amies parties en Nouvelle-France, Marie Valade et Marguerite Ardion, entre autres. Comme tu es parente d’Hélie, j’ai foi que tu es la mieux placée pour entrer en contact avec lui. Je mise également sur ta débrouillardise notoire pour entreprendre des recherches si ce n’est déjà fait !

Quand je pense à toi là-bas et à ton attachement pour la religion réformée, j’ai été bien aise d’entendre la rumeur voulant que tu sois mariée à un protestant. Reçois mes félicitations et mes vœux de bonne chance pour ta pratique religieuse.

Te remerciant fortement à l’avance de ta réponse,

Une bonne amie des Targer, Renée Biret

 


QuébecDe Marie Targer à Renée
Le treizième jour d'octobre de l’an mil six cent soixante quatre
À René Biret, paroisse Notre-Dame de Cougnes, La Rochelle,
4

Si Jacqueline Lauvergnat, une de mes compagnes de traversée et l’amie venue prêter la main pour mes relevailles ne m’avait fourni le papier et l’encre pour répondre à ta lettre, je ne t’écrirais pas. Remercie-la d’avoir insisté pour que j’y consente. Je n’ai jamais eu d’amitié pour toi et ce n’est pas maintenant que cela va changer. Aussi serai-je brève : personne aux alentours ne connaît mon cousin Hélie Targer. On me dit qu’à son débarquement à Québec en 59, il a pu être redirigé à Trois-Rivières ou à Ville-Marie et y avoir fait ses trente-six mois réglementaires. Qu’est-il advenu de lui ? Je n’en sais rien. Quant à la pratique du Calvinisme par moi et mon mari, cela ne te regarde pas. Il n’y a certes pas à se féliciter de notre situation d’honnis comme protestants et nous nous abstenons de proclamer haut notre foi. Les autorités de la Nouvelle-France voient d’un mauvais œil la propagation de la religion réformée et elles interdisent nos assemblées et même toute forme de communauté entre nous. Le pays est papiste, un point c’est tout. Il faut être bien naïf comme tu l’as toujours été pour s’imaginer que nous avons le loisir de nous morfondre pour nos âmes quand on trime comme des bêtes  du matin jusqu’au soir.

Ceci dit, Hélie est un gars discret et de toute ma parentèle, c’est le dernier qui mérite que j’y consacre une petite attention. Cela ne m’étonnerait guère qu’il ait convolé avec une autre femme depuis le temps qu’il est arrivé ici. Si cela se trouve, il est déjà père d’enfants plus ou moins protestants, comme nous tous, anciens Rochelais.

À dire vrai, je m’en soucie comme d’une guigne et de toi encore moins.

À l’Île d’Orléans, Marie Targer   

LarochelleDe Renée à Marguerite Ardion
Le 1erjour du mois d’avril de l’an de grâce mil six cent soixante quatre
De Renée Biret à La Rochelle à Marguerite Ardion, Île d’Orléans
5

Très chère Marguerite,

Aujourd’hui, c’est mon jour de correspondance avec mes amies de La Rochelle parties en Nouvelle-France, une idée qui doit te paraître bien saugrenue vu que je ne sais pas écrire, mais ma tante accepte de se prêter au jeu de scribe pour rédiger mes missives. Je veux profiter de tous les départs de navire vers le Canada pour les porter et le Le Noir que je vise présentement devrait appareiller le 5 qui vient.

En même temps qu’à toi, j’écris à Marie Valade qui est la seule de nos amies à avoir envoyé plusieurs plis aux siens l’an dernier, et à Jeanne Repoche qui en a envoyé un bien mince. Jusqu’à la rentrée du dernier navire en provenance du Canada dans le port, je me suis présentée régulièrement au Couvent des orphelines de St-Joseph et ailleurs, dans les familles de nos amies, pour glaner des nouvelles de vous toutes parties vous marier dans la colonie. Il faut avouer que la moindre information sur vous  me passionne à un point difficile à imaginer. Tous les ragots, cancanages ou rumeurs provenant de la Nouvelle-France m’ont fait courir la cité d’une place à l’autre et je m’impatiente de voir cette course aux dépêches reprendre cet automne avec l’arrivée à La Rochelle des premiers navires en provenance de Québec.

Catherine Barré a fait porter des nouvelles à sa parentèle de La Rochelle par un navire entré au port en novembre, et ce sont les dernières qui nous soient parvenues des filles à marier parties l’an dernier. C’est chez la tante des sœurs Moitié que j’ai obtenu le plus de renseignements sur la traversée éprouvante que les filles embarquées sur L’Aigle d’Or ont vécue. Nous avons tous été secoués en apprenant que plus de cinquante passagers ont perdu la vie et qu’autant d’autres sont arrivés si malades qu’ils ne tenaient pas sur leurs jambes. C’est au Couvent des sœurs de la Providence que j’ai appris des détails sur l’établissement peu enviable de plusieurs d’entre vous à l’Île d’Orléans où vous vivez dans des cabanes qui tiennent davantage de l’étable que de la chaumière. Cet aspect concernant votre installation me serre le cœur. Quel dénuement ! Autre sujet d’étonnement, l’état de votre pratique religieuse que la correspondance entre nos amies et leur parentèle semble entourer de silence. Avez-vous dû toutes abjurer la foi calviniste pour vous marier ? Ce sont évidemment les sœurs de la Providence qui m’ont le mieux renseignée et rassurée sur toi et ton petit Laurent. La traversée ne vous a pas trop malmenés, tu as été mariée dès octobre et ton époux a adopté Laurent. À mes yeux, c’est le principal.  

Je poursuis deux buts avec ma correspondance. L’un est de rester en lien avec vous toutes, mes amies très chères, et l’autre, c’est d’enquêter sur mon fiancé Hélie. Tu sais bien, toi, combien son silence me tourmente. Qui refuserait de m’aider dans une entreprise aussi charmante ? Il y en a peut-être une, à y bien penser. Parmi tes compagnes de couvent et peut-être voisines à l’Île d’Orléans, j’écris à Marie Targer, la cousine d’Hélie. Mais mes espoirs sont minces de recevoir son appui, vu le peu d’amitié qu’on se porte mutuellement. Elle n’était pas enchantée à l’idée que moi et son cousin soyons fiancés, elle doit bien se réjouir que l’océan me sépare de lui. On dit qu’elle est voisine de sa sœur Élisabeth et qu’elle a marié un protestant. Connaissant la vigueur de sa foi calviniste, elle doit déjà s’employer à organiser le culte protestant, au défi des enseignements catholiques que les sœurs de la Providence ont tenté de lui inculquer avant son départ. Avouons qu’elle devrait rencontrer un certain succès compte tenu du nombre assez important de protestants en Nouvelle-France, tant des filles à marier que des hommes engagés en provenance de La Rochelle. Se retrouvent-ils en nombre suffisant à l’Île d’Orléans ? Tu pourras me l’expliquer. Quoiqu’il en soit, je compte sur toi pour enquêter sur Hélie en sous-main auprès de Marie Targer : il est impossible qu’elle ne sache rien sur mon fiancé et plus que probable qu’elle ne voudra rien m’en dire elle-même.

Maintenant, à ton tour de recevoir des nouvelles d’ici. Au comptoir à poissons, mon maître avait nommé la brute Raviau pour le remplacer durant sa maladie et Dieu sait comme c’était un mauvais choix !  Tu sais de qui je parle. Tout le monde le déteste au marché et moi en particulier. Il démontrait un faible pour la buvette en face et me laissait souvent besogner seule. En février, nous en sommes pratiquement venus aux poings, lui et moi, et j’ai quitté mon emploi et je me suis embauchée ailleurs. La bonne fortune m’a souri et j’ai trouvé une place aux ordres de ma tante Sarah, lavandière à la Pomme de Pin, tu sais l’auberge sise près du port ? J’adore l’achalandage dans lequel je suis plongée chaque jour en y allant. Le quartier grouille de marchands, d’agents royaux, de voyageurs pour le Nouveau Monde et tout ce fretin se gargarise de dépêches sur le Canada.

J’ai croisé la semaine dernière Jaquette Ledoux qui espère s’enrôler comme fille à marier ce mois-ci. Avec ses biens évalués à 500 livres, elle n’a pas à s’inquiéter et devrait faire partie du lot. Elle m’a promis de mener son bout d’enquête sur Hélie, une fois rendue là-bas, mais je pense plutôt qu’elle va s’empresser de l’oublier dès qu’elle sera mariée. Tu te souviens comme elle me jalousait d’être fiancée, à l’époque ? Je lui ai souhaité d’avoir bonne fortune là-bas, évidemment, et je l’ai assurée de mon amitié. On verra ce que ça donne. Par contre, j’aurai plus de chance du côté d’Hélie Barestre, l’ancien voisin de mon Hélie : il a signé son engagement en novembre dernier et on l’a pourvu de 100 sols pour sa nourriture jusqu’à son embarquement prévu sur l’Aigle Blanc à la fin du mois. Combien donne-t-on aux filles à marier en attente d’un départ à La Rochelle ? Impossible à savoir. À moins que la réponse soit RIEN !

En furetant sur les quais, autour des entrepôts de l’armateur François Péron, celui qui avait recruté Hélie et Simon Pépin en 59, j’ai appris que son fils naturel, Daniel Suire, qui agit comme son agent à Québec, a abjuré le Calvinisme pour épouser l’une des filles montées sur l’Aigle d’Or l’an dernier, Louise Gargotin. Le père Péron se serait encoléré à cette nouvelle et aurait renié son fils. J’espère qu’il n’en est rien et qu’il lui a laissé la conduite de ses affaires, car par Suire ou par sa femme, je pourrais tenter de relever la trace d’Hélie. Connais-tu assez Louise Gargotin pour me dire si elle sait lire et saurait trouver quelque chose dans les registres de son mari ? Je doute que celui-ci consente à m’aider personnellement si d’aventure je lui écrivais. Pour les choses de cœur, il vaut toujours mieux s’adresser à une femme. Aussi je me lance dès maintenant avec Louise Gargotin sans plus tergiverser.

Allez, je te laisse et j’espère que, pour toi là-bas, trouver quelqu’un pour lire cette lettre et peut-être même lui rédiger une réponse ne t’occasionnera pas trop de soucis.

J’éprouve un tel plaisir à correspondre, merci bienheureuse tante Sarah de me permettre de pouvoir enquêter en rédigeant des missives ! Elle sourit en écrivant, elle se moque peut-être de moi. J’ai pourtant foi qu’elle ne trafique pas mes propos. Ta réponse me le confirmera. Je la ferai lire par autre qu’elle, si un doute survient.

Sois chérie au-delà de l’océan,

Ta très aimante camarade Renée Biret

 


QuébecDe Marguerite à Renée
Île d’Orléans, le douzième jour du mois de septembre de l’an mil six cent soixante quatre
À René Biret, cité de La Rochelle
6

Adorable petite Birette,

Comme tu es heureuse d’avoir un scribe nommé Sarah sous la main ! Mon scribe à moi est Jean Vallée, un ami de mon mari. Bien qu’habitant, ce brave Normand voulait faire notaire avant de venir ici et il n’a pas désappris la lecture et l’écriture au contact de la charrue.

Tu ne peux imaginer combien ta lettre m’a transportée de joie. Les seules nouvelles que j’ai pu envoyer l’an dernier sont celles que l’intendant de la seigneurie a consenti à écrire aux Sœurs de la Providence de La Rochelle. Mais par sa lettre, vous aurez appris l’essentiel sur notre situation, qui n’est pas du tout méchante.

Je te signale tout de suite que je ne suis pas logée dans une étable comme la Sainte Famille, mais dans une excellente maison que mon mari Jean Rabouin a construite l’an dernier sur un lot qu’il occupe depuis 1660. J’ai vraiment eu de la chance, vois toi-même : Jean est un laboureur bien charpenté, il est d’un naturel avenant et surtout, nous sommes du même âge. Je n’aurai pas à me battre pour gagner son respect. Il est aussi content de m’avoir trouvée que moi de lui. J’ai conçu rapidement après notre mariage et je viens de donner naissance à une fille magnifique qu’on a appelée Marie. Ses cheveux sont si pâles qu’on dirait qu’ils sont blancs. Cela fait contraste avec la tignasse noire de mon petit Laurent, que Jean a aussitôt accepté et reconnu pour sien dans notre contrat de mariage. Quel soulagement j’ai ressenti !

Chère Renée, que dois-je ajouter pour te convaincre que je suis bien aise au Canada et que je ne veux pas d’autre vie que celle-là. Cependant, je t’avoue que j’appréhende l’hiver. Les travaux préparatifs pour sa venue vont bientôt nous accaparer et au souvenir du mois de janvier dernier, l’angoisse m’étreint, mais pas au point de faire tourner mon lait. Tout de même, que de froid, que de glace, que de noirceur hâtive j’ai dû supporter ! J’enviais presque l’insouciance de mon fils qui s’amusait de tout et de rien et qui babillait à qui mieux mieux en regardant la neige tomber, grimpé sur la huche pour atteindre la fenêtre.

Bon, suffit les épanchements ! Vitement mes commentaires sur ta lettre. D’abord, accepte mes condoléances pour l’enfer que tu as vécu avec Raviau. En fait, c’est à lui que je devrais adresser mes condoléances car tu lui as certainement donné une bonne correction en le plantant là dans sa nasse à poissons ! Ensuite, accepte mes félicitations pour ton embauche à l’auberge, avec ta tante, vous devez former une équipe redoutable d’efficacité. Ensuite, reçois mon admiration pour ton initiative d’écrire à nous, tes amies, pauvres émigrantes à qui il peut arriver de soupirer après leur bon temps de jeunesse à La Rochelle. La moindre missive de ta part devrait créer ici un grand plaisir, même à des personnes qui ne te connaissent pas encore. D’ailleurs, ton idée de tâter le terrain du côté de Louise Gargotin est excellente. Je la tiens pour une honnête femme pleine de débrouillardise. Si elle peut faire quelque chose, elle t’aidera. C’est la seule fille, à ma connaissance, qui a fait convertir son mari à la foi catholique en se mariant alors qu’on observe plus souvent le contraire. Les autorités veillent à ce que les protestantes fraîchement débarquées abjurent avant de prendre mari. Finalement, je te souhaite grande persévérance dans ton enquête sur ton fiancé volatilisé dans la nature du Canada. Le pays est si vaste et la population si disséminée que repérer quelqu’un est un peu comme trouver une aiguille dans une botte de foin.

Enfin et dernièrement, car je ne dois pas abuser de monsieur Vallée, de son papier et de son encre, ne te préoccupe pas trop de l’humeur de Marie Targer et de l’accueil qu’elle fera à ta lettre. Elle et son mari se sont fait prendre par le prêtre missionnaire avec des méreaux dans leurs poches, tu sais ces petites billes plates que nous remettons comme preuve de présence au culte ? Rien ne prouve qu’ils organisent des rassemblements d’huguenots sur l’île, car nous ne sommes pas aussi nombreux que tu le penses, mais on se méfie de nous et Marie est un monument de susceptibilité. Tu as incontestablement ma parole que je vais la questionner discrètement sur Hélie dès qu’une occasion se présentera.

Je dois faire vite pour que ma lettre soit sur le Saint Jean-Baptiste qui appareille pour la France dans une semaine, et je prie fermement afin qu’il se rende à bon port. À bientôt j’espère. Mon scribe fait oui de la tête.

Ta loyale amie, Marguerite Ardion.

 

LarochelleDe Renée à Jeanne Repoche
Le 1er jour du mois d’avril de l’an de grâce mil six cent soixante quatre
De Renée Biret, cité de La Rochelle
A Jeanne Repoche, Québec
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Ma Jeannette chérie,

Le jour de la Toussaint, j’ai repensé à toi avec un pincement au cœur. Je t’ai revue toute éplorée aux funérailles de ta mère, parmi les tiens. Ce décès qui vous a fait orphelins, tes quatre frères, ta sœur Marie et toi, aura eu comme conséquence navrante de précipiter ton départ pour la Nouvelle-France. Je me rappelle avec chagrin combien tu plaignais celles qui s’engageaient comme filles à marier et combien tu as été atterrée d’en faire partie, trois mois après l’enterrement de ta mère. Heureusement, m’étais-je dit à ce moment-là, la grande Marie part avec sa sœurette. Je n’ai pas douté un instant que son aplomb de veuve et son expérience de dix ans ton aînée sauraient t’épauler. Bien que les nouvelles du Canada soient chiches au sujet de vous deux, elles nous confirment bien que vous êtes arrivées saines et sauves. C’est peu et beaucoup à la fois.

Tu t’étonnes probablement de cette lettre et à la vérité elle est étonnante. J’ai entrepris d’écrire à nos amies communes et à d’autres personnes établies en Nouvelle-France en sollicitant le concours de ma tante Sarah pour prendre la plume à ma place, ce qu’elle accomplit volontiers tout en soupirant sous ma dictée. Il est vrai que c’est ma quatrième lettre aujourd’hui et elle commence à manquer d’encre, de patience et de vivacité. Je la vois qui opine de la tête et elle te transmet ses plus tendres amitiés.

Le but de cette correspondance inattendue est d’abord de mener une enquête sur l’état d’Hélie Targer et ce faisant, d’entretenir mon affection avec vous toutes. Nos chères Marie Valade et Marguerite Ardion sont les destinataires de ma première liasse de lettres qui part incessamment sur le vaisseau Le Noir d’Amsterdam. Je ne sais pas si nos amies sont en mesure de trouver des renseignements sur mon fiancé, mais du moins sont-elles sur place, et même si le pays est immense, elles sont plus près que moi qui a l’océan comme éloignement et premier obstacle.

Étant ignorante de ce qui vous est advenu comme filles à marier, ta sœur et toi, je te presse de répondre à cette missive quand tu l’auras en mains. Il me tarde d’en savoir plus, tellement plus. Je sais que mes espoirs de revoir un jour Hélie à La Rochelle te désolaient. Combien de fois m’as-tu exhortée à les enterrer, mais en vain. Je ne t’entendais guère. Je suis tenace, et un brin utopiste, j’en conviens. Pour terminer, dis-moi que tu ne me tairas pas de l’information sur Hélie si d’aventure tu en dénichais. Ce serait trop cruel.

Je t’en conjure, ma Jeannette, apaise mes inquiétudes sur ton sort et écris-moi ! Adresse ta missive à ma tante Sarah à l’auberge La Pomme de Pin où je travaille sous ses ordres présentement.

Ta très affectionnée amie Renée  

 


QuébecDe Jeanne à Renée
Le vingt-troisième jour du mois septembre de l’an mil six cent soixante quatre
À Sarah Périn pour Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
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Affectionnée amie,

Je ne peux blâmer mon frère François de n’avoir pas fait suivre les nouvelles de moi et Marie à nos gens de La Rochelle, car notre missive l’an dernier n’annonçait rien de concret sur notre engagement ici. En effet, je ne me suis mariée qu’en février avec Jérôme Bilodeau dans la chapelle de Sillery, et Marie, le 16 de ce mois à Québec, avec Julien Jamin, tailleur d’habits. Ma sœur tente de récupérer quelque chose de la succession de son défunt mari Jacques Soulet, mais au moment d’envoyer ce pli, on ne sait si elle obtiendra quoi que ce soit.

En ce qui concerne mon sort, comme tu nommes le statut des filles à marier au Canada, sache qu’il est juste sans être enviable. Mon mari et moi sommes établis sur une terre de quatre arpents à la côte St-Ignace, non loin de la mission St-Joseph des Jésuites, en amont de Québec. Notre bien est modeste, nous labourons à bras, mais nous sommes tous les deux vaillants et nous voulons bien progresser dans le défrichement du lot. Je commence cependant à modérer mes ardeurs, car je suis grosse de six mois et mon giron me nuit dans mes tâches quotidiennes. Bientôt, je vais devoir me retrancher dans la cabane au coin du feu, à cuire le brouet et à ravauder le linge. J’en serai d’autant plus aise qu’il y fera bon et que je mange à ma faim tourtes et poissons.

Jérôme Bilodeau s’avère être un excellent compagnon et je bénis le Ciel de me l’avoir donné. Nous n’avons pas trois ans de différence et il me dépasse d’une tête tellement il est haut de taille. Il est Poitevin et est arrivé au pays en 57 comme laboureur engagé pour 36 mois. Tu vois, il n’y a pas que ton Hélie qui a choisi la nouvelle au lieu de la vieille France pour faire sa vie…

Chère Renée, je ne voudrais surtout pas que tu penses que je désapprouve tes recherches pour retracer ton fiancé. Tu as toujours fait preuve d’un optimisme plus grand que le mien envers le Destin qui nous est à chacun réservé. Pour cela, et pour tant d’autres qualités, je t’admire et continuerai à t’admirer toujours. Ma sœur Marie dit, à propos de toi, qu’avec ton esprit résolu et intrépide, tu transformerais en un tour de main un boisé en pâturage; une pelisse de lit en manteau et un sauvage en huguenot.

Pour ne pas abuser de l’ami qui écrit sous ma dictée, je te demande de partager avec mes frères cette missive. Marie leur en enverra une de son côté, m’a-t-elle promis quand on s’est vu à son mariage.

Je termine ici en te souhaitant tout le succès voulu dans ton entreprise de correspondance.

Que Dieu te garde,

Guillaume David pour Jeanne Repoche   

LarochelleDe Renée à Louise Gargotin
Le deuxième jour du mois d’avril de l’an de grâce mil six cent soixante quatre
De Renée Biret, cité de La Rochelle
A Louise Gargotin, épouse de Daniel Suire, Québec
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Madame,

Je me recommande de camarades rochelaises parties l’an dernier en Nouvelle-France, dont deux, issues comme vous du Couvent des Filles de St-Joseph, Marguerite Ardion et Marie Targer, pour vous adresser une requête personnelle. En votre qualité d’épouse de Daniel Suire, commis à Québec pour le marchand avitailleur François Péron, vous êtes peut-être en mesure de trouver quelques renseignements sur un charpentier recruté par celui-ci en 59. Cet homme est justement le cousin de Marie Targer et il s’appelle Hélie Targer. Je dois vous avouer qu’il est mon fiancé et qu’il était effectivement question qu’on s’épouse à la fin de son engagement de trente-six mois. Étant sans nouvelles de lui depuis son départ de France, j’ai récemment entrepris une enquête pour le retracer. D’où ma présente sollicitation. S’il vous agréait d’y répondre, j’ajouterais quelques détails pour faciliter vos recherches : son contrat d’engagement a été parafé le 22 avril 1659 chez le notaire Cherbonnier rue Château-Gaillard à La Rochelle; le contrat incluait également son ami Simon Pépin et les deux hommes se sont embarqués sur le Saint-André en juin de la même année. Je ne sais si le détail suivant peut aider : Hélie Targer et Simon Pépin professent la foi Calviniste.

Vous remerciant grandement à l’avance pour l’aide que vous accepterez, je l’espère, de me bailler,

Sarah Périn, pour Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle

 


QuébecDe Louise Gargotin à Renée
Le neuvième jour du mois septembre de l’an mil six cent soixante cinq
À René Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
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Madame,

Par la présente, je réponds en lieu et place de mon épouse Louise Gargotin suite à la lettre que vous lui avez adressée par la main de dame Sarah Périn et datée d’avril de l’an dernier. Vivant à La Rochelle, vous n’êtes sans doute pas dans l’ignorance que mon père messire François Péron est décédé au début de cette année. En tant qu’héritier et agent-commis pour ses affaires à Québec, je me suis employé, ces derniers mois, à mettre à jour les livres de comptes en vue de la succession.

L’examen que j’en ai fait m’a parfois permis de remonter le fil de transactions datant d’avant 62, année où je suis entré en fonction à Québec. Ainsi, j’ai pu vérifier ce qu’il reste d’informations sur le sujet qui vous intéresse qui se passe au cours de l’année 1659. Malheureusement, c’est peu de chose. Après 1663, nous consignions sept renseignements sur chaque homme de métier engagé selon les contrats d’une durée de trente-six mois et qui transitait sur nos navires en partance de La Rochelle, à savoir : le nom; le métier et degré d’apprentissage; le nom du maître sous lequel s’est fait l’apprentissage en France; la somme promise à l’engagement et la somme remise par avance; le nom de l’employeur qui honore le contrat d’engagement au Canada; le lieu de résidence où s’exerce le métier de l’engagé; et le nom du notaire qui consigne l’engagement.  

Dans le cas des trente-six mois arrivés avant 1662, les registres sont muets sur plusieurs de ces points. Ainsi donc et malencontreusement, tout ce que je puis dire sur Hélie Targer est qu’il a reçu 35 livres sur les 75 livres annuelles prévues à l’embarquement; a été embauché par le sieur François Bissot de la seigneurie de Lauzon pour œuvrer à différents corps de logis à Pointe-de-Lévy. Quant à son compagnon Simon Pépin, il a eu les mêmes gages, et a été employé chez le gouverneur afin de parachever des travaux au Fort.

Comme vous devez vous douter, nous ne savons rien des engagés qui sont passés par notre entremise dès après qu’ils ont un premier maître. À moins que l’un d’entre eux ne retraverse en France sur un de nos navires, ou qu’ils soient connus de nous personnellement, nous ignorons ce qu’il advient d’eux par la suite de leur embauche au pays.

Vous me voyez désolé de ne pouvoir vous être plus précis et utile. J’ajouterais pour votre gouverne qu’un grand nombre d’engagés demeurent au pays comme hommes de métier ou comme colons, en particulier ceux qui professent la foi Calviniste, que tôt ou tard ils finiront par abjurer, ne serait-ce qu’au moment de se marier, ce qui fut mon cas et qui a encouru le désaveu de mon père. Aussi, je ne saurais trop vous conseiller de ne pas utiliser ce critère si vous voulez progresser dans votre enquête.

Recevez, madame, les salutations de mon épouse Louise Gargotin, ainsi que les miennes.

À l’Ange Gardien Nouvelle-France, Daniel Suire Péron pour Louise Gargotin