L’Enquête de Renée Biret

Le roman épistolaire L’Enquête de Renée Biret se présente en plusieurs épisodes. Dans ce dixième épisode, Renée réécrit à deux correspondantes dont la relecture des lettres soulève des questions. Elle réécrit également à une grande amie qui a démontré un désintérêt pour l’enquête dans la réponse à sa précédente lettre.
Lire aussi l’épisode précédent et les épisodes suivants.

Juillet 1667

LarochelleDe Renée à Élizabeth Doucinet
Le quinzième jour de juillet de l’an mille six cent soixante-sept
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Élizabeth Doucinet, Coste Notre-Dame des Anges, Nouvelle-France
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Chère et gaie Élizabeth,

Mille fois merci d’avoir été si prompte à me répondre ! J’ai bien reçu ta lettre qui était sur le St-Joseph, l’un des trois navires à avoir fait route de concert l’an dernier. Quel plaisir j’en ai éprouvé !

D’abord et avant tout, je tiens à te féliciter pour ton mariage avec Jacques Bédard. Cela me réjouit plus que je ne saurais le dire. Votre histoire d’amour récompensé prouve bien que le Ciel bénit parfois les espérances de ceux qui s’aiment dans l’adversité. Ce qui m’émeut particulièrement dans ta lettre, c’est l’invitation à venir en Nouvelle-France que tu me formules en ton nom et au nom de ta sœur Marguerite. Elle me va droit au cœur. Chère Élizabeth, je ne suis pas disposée à faire le saut que toi, et d’autres me conseillent de faire pour rejoindre Hélie. Cependant, ton offre serait certainement l’incitatif qui me pousserait à le faire si éventuellement, je me décidais. Parmi les lettres de Nouvelle-France que je conserve précieusement dans une liasse qui s’épaissit d’automne en automne, la tienne est de celle que je préfère, tout comme à tante Sarah qui ne se fait jamais prier pour me la relire. Quelle bonne humeur et quel entrain transpirent de tes propos !

Concernant les informations que tu me donnes sur le passage d’Hélie aux environs de votre seigneurie, je partage ton opinion. Mon fiancé s’ingénie à paraître et à disparaître aussitôt, ne tenant jamais plus d’un an en un lieu, depuis 1661. Au cours de ses déplacements dans le pays, quelques personnes lui ont parlé, mais aucune ne semble lui avoir reparlé. Parfois, je me demande si Hélie Targer me fuit. Tante Sarah est chagrinée quand j’évoque cette idée, mais elle pense de même. Sinon, comment expliquer le silence de Targer depuis près de sept ans ? Il n’a jamais écrit alors que moi, je corresponds dans la colonie avec pas moins d’une trentaine de femmes dont plus de la moitié ne savent ni lire ni écrire, comme moi et lui, et aucune de mes lettres ou de ses réponses ne se sont perdues ! Cela prouve que le transport du courrier est assuré, qu’il y a du papier et de l’encre en Nouvelle-France, et que ceux qui savent s’en servir sont prodigues de leurs services. Pourquoi Hélie Targer ne s’adresse-t-il pas à l’un d’eux et ne me donne pas signe de vie à la fin ? C’est une bonne question et je m’épuise à y réfléchir pour y répondre. Tante Sarah ne se prononce pas sur le sujet et elle m’encourage toujours à poursuivre l’enquête. Alors, je n’abandonne pas encore.

Voilà pourquoi j’aimerais que tu demandes à Jacques ce qui lui fait dire qu’Hélie serait retourné travailler sur la Coste du Sud. Sur quels renseignements se base-t-il ? Entre charpentiers de métier, les hommes doivent se connaître les uns les autres et connaître les chantiers qui embauchent, du moins dans une même région. Je fonde beaucoup d’espoir sur l’information que ton Jacques détient et je te remercie à l’avance de l’interroger. Je manque cruellement de précisions en ce moment.

Comme tu le sais bien, à La Rochelle, on a des liens étroits avec les gens de l’Île de Ré. On se souvient particulièrement de ceux qui sont partis pour la colonie, et de ceux-là, la famille Bédard a laissé un souvenir pathétique lors de son abjuration avant son embarquement en 60.  Sache et dis-le bien à Jacques, tout le monde parle des Bédard avec respect, ici. Tu es entre bonnes mains au sein de cette famille et tu as toutes les raisons de te sentir joyeuse, et même heureuse. Maintenant, parle-moi de ta sœur Marguerite. A-t-elle plusieurs enfants ? Les lots que vos maris exploitent sont-ils à proximité ? Je connais plusieurs couples installés à la Coste Notre-Dame des Anges et je me demande si tu les fréquentes : il y a Marie Repoche et Julien Jamin; Anne Lépine et François Boucher dit Vin d’Espagne; Catherine Guillot et Jean Jacquereau; et Louise Gargotin avec Daniel Suire. Je ne veux pas t’accabler avec tous ces noms et ne te sens pas obligée de me donner des nouvelles de chacun d’eux. Mais si tu croises certains d’entre eux sur la seigneurie, rapporte-moi ce qu’ils deviennent. Vos vies d’habitants me passionnent.

En finissant cette lettre, transmets mes amicales salutations à Jacques, ton scribe, et à lui, celles de ma scribe, tante Sarah Périn. Je t’embrasse avec tendresse et reconnaissance, Renée Biret.

 

 


QuébecD’Élizabeth et Jacques Bédard à Renée
Le trentième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-sept
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
De Jacques Bédard, maître charpentier, Québec, Nouvelle-France
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Chère Renée Biret,

Ne voulant pas retarder de vous écrire, Élizabeth m’a demandé de répondre à votre lettre, ce que je fais avec plaisir, d’autant plus que votre principal questionnement me concerne. À sa demande, j’ai effectué une petite enquête sur votre fiancé. Pour ce qui est des sujets plus personnels de votre lettre, ma chère Élizabeth les abordera elle-même plus tard, me dit-elle.

Voilà ce que mon enquête m’a appris sur Hélie Targer durant son passage dans notre région en 65-66. Au printemps 65, il a eu un contrat de fabrication de barques à l’atelier de la rivière St-Charles puis, à la fin de l’été, il a été recruté par le seigneur Guillaume Couillard de l’Espinay sur sa seigneurie de Notre-Dame-des-Anges. Durant l’automne, on a souvent vu Targer en compagnie du fils Couillard, Charles, qui résidait alors en la ville de Québec. C’est de ce dernier que j’ai appris le reste de l’histoire d’Hélie Targer dans la région.

Le seigneur Couillard a des filles en âge de se marier et Targer en aurait courtiser une jusqu’à ce que sa foi protestante soit dévoilée, en mars 66. Dès ce moment-là, il a été écarté de la jeune fille et de la seigneurie. Charles Couillard l’a hébergé dans sa chambre durant quelques mois, puis en septembre, Targer a quitté Québec. Il serait apparemment retourné sur la Coste du Sud, chez les frères Albert qui font du bois d’œuvre à la limite nord de la seigneurie de Lauson et que Targer avait bien connus lors de son premier engagement en Nouvelle-France en 59.

Élizabeth et moi sommes conscients de la déception que ce présent compte rendu vous cause. Nous espérons qu’il vous sera tout de même utile pour orienter vos prochaines recherches, s’il vous agrée de les poursuivre.

Rendez bien mon compliment à votre tante Sarah. Entre scribes, il convient de nous saluer.

Votre obligé, Jacques Bédard.

LarochelleDe Renée à Marguerite Ardion
Le seizième jour de juillet de l’an mille six cent soixante-sept
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Marguerite Ardion, Île d’Orléans, Nouvelle-France
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Très chère et appréciée Marguerite,

Je te prie instamment d’oublier le désagrément que t’a causé ma lettre, l’an dernier. Je sens bien dans ta réponse que mes propos t’ont froissée, sinon, comment expliquer l’aveu que tes amitiés à La Rochelle tendent à disparaître avec ton passé ? Ô, chère et tendre amie, la dernière chose que je souhaite est que tu m’oublies ! Cependant, je ne veux pas être enquiquinante avec mes lettres. Tante Sarah et moi avons bien saisi que tu es très occupée avec ta maisonnée et que tu ne peux pas soutenir une correspondance assidue. La dépense en papier et en encre, ainsi que l’usage d’un truchement pour rédiger et lire ne facilitent certes pas ton élan à me répondre. Aussi, je t’assure que je ne requiers aucune lettre en réponse à la mienne. Accepte simplement de recevoir les miennes et fais-moi la grâce d’en prendre connaissance. C’est tout ce qu’on demande, tante Sarah et moi, qui avons un si grand plaisir à t’écrire. Je ne te poserai donc aucune question afin que tu ne te sentes pas tenue d’y répondre.

Je jubile en t’imaginant entourée de ton beau petit Laurent, ta tranquille Marie et ta gigoteuse Marie-Suzanne. Quelle maman merveilleuse tu dois faire ! Tu me fais presqu’envie, toi ainsi que toutes nos amies parties se marier là-bas. En épluchant notre courrier, ma tante a calculé le nombre d’enfants que les femmes qui y sont mentionnées ont eus au cours des trois dernières années, les tiens compris. Elle en dénombre 35 ! Les Filles du Roy, comme on appelle parfois les filles à marier envoyées dans la colonie par Louis le Quatorzième, elles se sont joliment mises à la tâche de peuplement et elles ont obtenu un succès rapide. Un seul décès d’enfant a été porté à ma connaissance, c’est celui du premier enfant de notre douce Jeanne Repoche, en 64. Une petite fille nommée Barbe. Jeanne m’a écrit qu’elle est retombée enceinte et a accouché d’une autre fille l’an dernier, une petite Marie.

Quand nous évoquons votre progéniture, tante Sarah et moi, nous nous étonnons de sa vigueur apparente. Si peu de décès… cela nous laisse songeuses. Ici, tant d’enfants sont emportés chaque année par les maladies que c’en est devenu un fait divers. Il ne vient à l’idée d’aucune mère du commun de s’apitoyer sur ces coups du destin. Seules les nobles se le permettent, et encore, ils ne pleurent pas bien longtemps la perte d’un enfant rappelé auprès de son créateur. Chère Marguerite, plaise à Dieu que tous vos enfants continuent à bien grandir et à faire votre bonheur quotidien !

Malgré plusieurs conseils reçus voulant que je m’embarque moi aussi, je me contente de regarder passer le nouvelles recrues devant l’auberge, de jaser avec certaines, de me rendre parfois au port, les saluer quand elles s’embarquent, et enfin, pour celles que je connais bien, de leur écrire l’année suivante. En ce moment, le Saint-Louis de Dieppe mouille dans la rade et attend une mer plus calme pour reprendre son périple vers le Canada. Il a accosté avant-hier, chargé d’une cinquantaine d’hommes engagés, de 63 filles à marier et de quatre chevaux. Il paraît que 50 engagés additionnels monteront à bord et qu’une vingtaine de filles à marier s’ajouteront à celles venant de Dieppe. Je ne sais pas où elles logent dans la cité, mais ce n’est pas à La Pomme de Pin. Par contre, nos écuries abritent de futurs passagers pour cette traversée. Il s’agit de dix chevaux commandés pour la colonie. Quelle formidable cargaison vivante le port de Québec va recevoir, quand les vents seront enfin favorables au départ du navire !

Mise à part Catherine Marchand, que tu as connue, qui s’est embarquée en mai dernier, il n’y aura pas d’autres Rochelaises dans le contingent de filles à marier, en 67. J’estime que nous avons fait plus que notre part dans ces envois. Tante Sarah en tient presque le compte. Tout à l’heure, en compilant de nouveau les lettres, elle a dénombré 22 filles de La Rochelle qui ont été recrutées pour la colonie depuis 63, avec celle de cette année. Il me semble que les parisiennes ont maintenant la cote comme futures filles à marier. Sur l’Île de France, il y a plusieurs maisons de la charité qui se délestent de leurs orphelines plus âgées en les envoyant au Canada. C’est du moins l’information que j’ai glanée en écoutant les conversations entre agents recruteurs. Disons qu’il ne reste plus guère d’orphelines en âge de se marier au Couvent St-Joseph des Sœurs de la Providence. Ici encore, La Rochelle a fait plus que sa part avec toi et six autres filles en 63.

Tante Sarah n’est pas d’accord avec ma façon de voir les choses. Elle affirme que La Rochelle a plus perdu en laissant aller ses filles au Canada que celles-ci ont perdu en émigrant là-bas. Ma foi, je suis obligée de reconnaître que notre courrier lui donne raison. Mise à part Catherine Barré qui nous est revenue en 65, aucune de nos correspondantes ne regrette sa vie en France et veut y revenir. Plusieurs commentaires très positifs me laissent d’ailleurs perplexe. Par exemple ceux de Marguerite Moitié sur les sucreries tirées des érables. Ou encore ceux d’Anne Lépine sur l’abondance des fromages de vache. Ou bien ceux de Marie Repoche sur l’atelier de taille d’habits de son mari qui ne dérougit pas de clients. Je suis même ébahie par un maître serrurier de Ville-Marie assez prospère pour embaucher un lot d’apprentis pour œuvrer dans son échoppe. La réalité dépeinte est délibérément positive. Cependant, et tante Sarah m’approuve sur ce point, les huguenots ont beaucoup perdu en s’établissant au Canada. C’est peut-être la seule vraie ombre au tableau. Comme je le lui fais remarquer, force est de constater que les protestants semblent s’accommoder plutôt aisément de la situation et qui dit s’ils n’auraient pas vécu un ostracisme pire en restant en France ?

Je vais conclure là-dessus. Notre vision de la Nouvelle-France est probablement biaisée en étant des citoyennes de La Rochelle, mais elle ne doit pas être tellement éloignée de la vérité. Il nous fait plaisir de la partager avec toi qui as les deux pieds bien ancrés dans le pays neuf. Nul doute que ta vision est fort différente. Encore une fois, ne te sens pas obligée de nous la faire partager.

Avec toute notre tendresse, Renée et Sarah.

 


QuébecDe Marguerite à Renée
Le vingt-cinquième jour de septembre de l’an mille six cent soixante-sept
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
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Chère Renée, brave Sarah,

Cette fois, je ne perdrai pas de temps. Le Saint Louis de Dieppe  a accosté le 22 avec votre lettre. Comment ne pas trouver un moment pour répondre à un pli si persuasif ? Surtout que j’ai ma scribe sous la main. Marie Martin, qui en est à son quatrième mois de grossesse, est venue me prêter la main pour les relevailles. Je ne pouvais avoir une aide aussi attentionnée dans la maison. Je l’adore et les enfants aussi, surtout mon intrépide Laurent. Alors, oui, la nouvelle principale qui m’incite à répondre à votre lettre, chère tante Sarah, il faudra ajouter un bébé à votre liste. Le 25 du mois dernier, j’ai accouché d’une autre fille, qu’on a baptisée le 4 de ce mois sous le nom de Marguerite. En voilà une qui va porter mon prénom, me suis-je dit en regardant sa frimousse. On dirait moi en miniature, tout en blondeur et en traits fins.

J’aimerais poursuivre la lettre en vous narrant quelques rumeurs qui courent sur l’île, mais je ferais la médisante. J’aimerais également alimenter l’enquête sur Hélie Targer, mais strictement rien ne se rajoute à ce que nous savons déjà sur son apparition chez sa cousine en 65. Il s’est volatilisé en Nouvelle-France. Renée, je me demande même si tu continues à enquêter. Les autres filles à l’île aussi, d’ailleurs. Même si certaines correspondantes t’ont conseillé de t’enrôler comme fille à marier pour avoir ton passage payé pour Québec, je ne trouve pas l’idée bonne. Dès ton débarquement, tu seras pressée de te marier avec un ou l’autre des célibataires et tu n’auras sûrement pas le loisir de repousser longtemps les demandes sous prétexte que tu cherches à retrouver un homme en particulier. Nous avons entendu toute sorte de bruits sur les mariages rapides et les contrats annulés qui se multiplient maintenant que plusieurs soldats licenciés sont sur les rangs du marché aux épouses.

Chère tante Sarah, essayez de convaincre notre Renée qu’elle perd un temps précieux dans son affaire d’enquête. Les années filent et la font devenir lentement mais sûrement une vieille fille.

Je vous embrasse toutes les deux très affectueusement. Marie demande à ce que vous portiez ses salutations à la famille Martin de La Rochelle.

Votre appréciée Marguerite Ardion

LarochelleDe Renée à Catherine Guillot
Le dix-septième jour de juillet de l’an mille six cent soixante-sept
De Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
À Catherine Guillot, L’Ange-Gardien, Nouvelle-France
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Chère Catherine Guillot,

En relisant l’aimable lettre que vous m’avez envoyée en 64, en réponse à la mienne, et en relisant toutes les autres lettres échangées au cours des années subséquentes, j’ai le sentiment que je dois me rappeler à votre souvenir. Vos propos sensibles et engageants m’invitent à le faire. Je veux également vous remercier de m’avoir donné le nom de Louise Charrier au poste des Trois-Rivières. Par elle, j’ai appris que mon fiancé Hélie Targer est possiblement allé là-bas en 62. L’état de mes recherches actuelles pour le retracer me laisse très perplexe. Permettez que je le partage avec vous ici.

Une apparition d’Hélie Targer à l’Île d’Orléans à l’hiver 65 m’a été rapportée par mes informatrices à l’île et par dame Marie-Madeleine De Chevrainville, sur la seigneurie de Beaupré. Il est possible que vous en ayez entendu parler, car il s’agit d’un événement qui n’est pas passé inaperçu. En effet, avec plusieurs compagnons dont un certain Nicolas Roy, Hélie Targer aurait fait une traversée à l’île d’Orléans sur les glaces du fleuve et il aurait visité sa cousine Marie Targer à cette occasion.  Une informatrice de Québec, Jacquette Ledoux, avance qu’Hélie Targer s’est présenté à un atelier de scierie et de boiseries à la rivière St-Charles au cours de la même période. Enfin, à  Notre-Dame-des-Anges, l’an dernier, Marguerite Doucinet aurait croisé une connaissance d’Hélie Targer qui le dit résident de la ville de Québec tout en révélant son intention de repartir pour la coste du sud. Le menuisier Jacques Bédard, le mari d’Élizabeth Doucinet, dans la même seigneurie, croit qu’Hélie avait déjà quitté la région de Québec en octobre.

Comme vous le constatez, mon fiancé ne reste pas longtemps en place. Quelle est la raison de cette mouvance ? Je ne saurais le dire. Un témoignage confirme la qualité de son ouvrage, donc ses employeurs sont satisfaits de lui; un autre témoignage note son attachement à sa foi calviniste, une cause probable de déménagements fréquents; et d’autres témoignages confirment sa facilité à se faire des amis, ce qui prouve sa capacité à s’intégrer à de nouveaux endroits dans la colonie. Le comportement de nomade d’Hélie Targer rend évidemment ma quête difficile, mais il me remplit d’espérance quant à son statut de célibataire. Une épouse est rebutée par les déplacements, car elle cherche toujours à s’établir quelque part pour fonder son foyer. Ne m’aviez-vous pas fait réfléchir à cette question dans votre lettre en me demandant ce que j’envisageais de faire si j’apprenais le mariage d’Hélie Targer dans la colonie ? C’est un peu pour répondre à ceci que je vous écris et aussi, parce que vous m’aviez affirmé avoir gravé le nom de mon fiancé dans votre mémoire; qu’il est vraisemblablement passé dans votre seigneurie l’an dernier et que vous lui avez peut-être même parlé, mais ici, je présume seulement.

Chère Catherine Guillot, n’ayez pas de crainte à m’écrire une nouvelle décevante. Vous me rendriez service en le faisant. Mon impression est que l’attente est longue à supporter. Tant que je reçois des nouvelles de mon fiancé me prouvant qu’il est vivant; tant que je n’apprends pas son mariage; tant que mes informatrices dans la colonie restent à l’affût; et tant que j’ai la possibilité de poursuivre ma correspondance, je garde espoir. Mais je souffre de ne rien savoir de lui vraiment.

Voyez combien je suis disposée à mettre un terme à ma quête, malgré le chagrin que j’en éprouverais. Mille mercis de bien vouloir me révéler ce que vous savez, si vous savez quelque chose de définitif sur le statut d’Hélie Targer et sur son engagement envers moi. Sinon, mille mercis de continuer à vous renseigner sur mon fiancé.

Chère Catherine Guillot, je demeure à jamais votre amie rochelaise, Renée Biret

 


QuébecDe Catherine Guillot à Renée
Le deuxième jour de novembre de l’an mille six cent soixante-sept
À Renée Biret, Auberge La Pomme de Pin, La Rochelle
De Catherine Guillot, L’Ange-Gardien, Nouvelle-France
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Chère et lucide Renée Biret,

En cette saison de bousculade dans le port de Québec, le courrier en provenance de la mère patrie subit quelques ratées. J’ai reçu votre lettre la semaine dernière seulement et je m’empresse d’y répondre avant que les deux derniers bâtiments ne repartent avec leur cargaison de soldats. Le St-Philippe de La Rochelle et le St-Louis-de-Dieppe devraient appareiller d’ici une semaine, aussi, pardonnez la brièveté de mon pli que je prépare précipitamment.

D’abord, soyez assurée que je n’ai pas oublié votre fiancé Hélie Targer. Son exploit sur les glaces à l’hiver 65 a vraiment été rapporté dans tous les lieux de ce côté ici du fleuve et comme vous le supposiez, j’en ai entendu parler. Mais à cette occasion, votre fiancé n’est pas venu de notre côté de la seigneurie et je ne l’ai pas croisé. Notre lot est assez éloigné de ceux de Marguerite et d’Élizabeth Doucinet, et de l’embouchure de la rivière St-Charles où se situe l’atelier de boiseries dont Jacquette Ledoux vous a parlé. Voilà pourquoi je n’avais rien de neuf à vous apprendre qui aurait justifié une lettre de ma part. Malgré la lourdeur de ma besogne quotidienne, je trouverai toujours un moment pour vous transmettre une nouvelle d’importance, vous avez ma parole là-dessus. Ma maisonnée m’a beaucoup prise depuis notre échange épistolaire en 64. J’ai maintenant trois fillettes en bas âge dont un nourrisson né le 15 septembre. Mon aînée, Jeanne, a trois ans et sa petite sœur, Marguerite, aura deux ans en janvier. Mes enfants sont tous les trois en bonne santé, j’en remercie le Ciel avec ferveur. Il faut mettre le soin à conserver ce bienfait et c’est une tâche incessante à laquelle je ne lésinerai pour rien au monde. Plus qu’en France, nous avons ici le sentiment que toute naissance est un bienfait inestimable que nous avons mission de préserver.

Chère Renée Biret, j’admire la lucidité de votre réflexion sur les probables intentions de votre fiancé, et je la partage. Je crois qu’en ce moment, Hélie Targer a vraisemblablement eu vent de vos recherches tellement elles sont connues par tant de femmes dans la colonie. S’il persiste dans son silence vis-à-vis vous, il faut malheureusement en tirer de sombres conclusions. Cependant, je vous comprends de vouloir attendre de recevoir une preuve tangible de sa désaffection. Nul doute que vous êtes le genre de femme qui irait demander des explications directement à l’homme si vous étiez dans le même pays. Personne d’autre que vous ne peut le faire, d’ailleurs.

Avec toute mon affection et mon estime, je demeure votre obligée,

Catherine Guillot