La légende du violon vert

Mon histoire n'est pas ordinaire. Moi-même, je ne suis pas ordinaire et mon maître non plus, d'ailleurs, Je ne suis pas premier violon dans un orchestre symphonique et mon maître n'est pas un virtuose en redingote acclamé sur toute la planète. Je suis plus que cela et lui aussi. Nous sommes, lui et moi, le moteur musical d'un peuple de danseurs. Mon peuple… Je m'appelle FIDDLE. Ça ressemble beaucoup à FIDÈLE et il y a un peu de fidélité aussi dans mon nom. Mais il y a surtout du plaisir. Voyez plutôt : l'origine de mon nom, c'est FITHELE , un mot qui vient de l’ anglais qui veut dire VIEL, l’ancêtre du violon. Et en  latin ? VITULARI.  Et devinez un peu ce que ces mots signifient… Ils veulent dire célébrer ! CÉ-LÉ-BRER !

Qu'en dites-vous ? Je suis, ni plus ni moins, un instrument de célébration ! Hic ! Moi et mon maître, on est, ce qu'on pourrait dire, des gars de party ! Il y a une réunion quelque part pour faire la fête ? Nous y sommes aussi. En fait, on arrive avant tout le monde ! N'importe quelle occasion est la bonne, Je suis capable de jouer toutes les musiques, gais ou tristes, berçantes ou dansantes. Je sais vous prendre et vous emporter là où votre cœur vous conduit ! Je suis tellement indissociable de vos rassemblements que je fais maintenant partie de vos traditions.

J’en ai fait danser plusieurs  d’l’autre bord en Irlande. Des gens fiers et sensibles qui aiment beaucoup danser, chanter et jouer de la musique. Je dois reconnaître qu'ils sont très forts les Irlandais en musique. C’étaient des maîtres de la musique ! Autrefois, dans toute l'Europe on disait : Aucun ennemi ne parle de la musique irlandaise sans respect car elle est sans rivale ! Et moi et mon maître, dans le genre, on est aussi sans rivaux. J'ai bien des collègues qui se targuent d'exécuter la meilleure musique au monde. Ce sont de braves accordéons, de mignonnes flûtes et d'élégantes harpes. Eux aussi sont de grands artistes de la musique irlandaise. Nos maîtres se sont tous abreuvés aux mêmes sources celtiques et c'est pourquoi notre musique est si unique.

Je suis particulièrement fier de vibrer entre les mains de mon maître et d'exprimer notre peuple chéri.. Que de courage ils ont dû faire preuve dans leur histoire pour garder leur territoire et leur culture; et leur langue; et tout ce qui faisait leur identité ! Ha ! les valeureuses têtes de cochons qu'ils avaient ces irlandais ! Et les fameux batailleurs qu'ils étaient quand ils menaient la guerre aux Anglais pour sauver tout ça ! Des gens qui savent se battre quand la situation l'exige certes , mais qui savent aussi s’amuser et se divertir ! Écoutez bien les pas de ce peuple quand il danse ! Est-ce que vous n'entendez pas un martèlement décidé comme celui des pieds des guerriers en marche vers la liberté ?

Il faut que je vous parle de mon maître. Et de son père qui a été mon premier maître. Avec ces deux-là, je n’ai pas moisi et je n’ai pas chômé ! Ils m’ont trimballé partout où ils allaient : aux rassemblements, aux bals dans les communes, aux champs durant les journées de labour, en mer quand la saison des pêches nous tenait captifs pendant des jours. Sans étui ou boîtier, ils me glissaient sous leur veste , l’archet enfoncé dans une de leurs poches et je les accompagnais collé à eux, comme si je faisais partie de leur corps. Il y avait aussi les heures en famille, quand l’hiver s’installait et nous plongeait dans la nuit sitôt le souper avalé, et que la fatigue rendait muet tout le monde. C’est moi qui murmurais, parlais et chantais dans le silence des hommes, des femmes et des enfants de la maison.

Parfois, il se trouvait parmi les jeunes gens, garçons et filles de la maison, quelques restants d’énergies à dépenser. Mon maître faisait un clin d’œil et donnait un joli coup d’archet pour faire naître un reel joyeux ou une gigue endiablée. Ça, mes amis,  ça soulevait de terre tous les pieds encore capables de danser. Je vous le dis, les reels et les gigues, c'est absolument intenables. Qui les entend et sait quoi faire avec ses jambes, ne peut rester assis.  C’est notre truc à mon maître et moi pour vider les bancs dans une pièce. Pas étonnant qu’on me traite d’instrument à danser. Ils disent entre eux : Le fiddle, c’est ce que ça nous prend pour se dégourdir un peu ! Ce peuple est impossible de vitalité et de bonne humeur… Et moi, avec ce que j’ai au ventre, je peux les accoter en tout temps !

Un jour, il y a maintenant longtemps, mon maître m’a enfermé dans une malle, avec tous les biens de la famille. J’ai eu peur. Allait-on nous vendre au marché de la ville ? Je savais bien quel chemin prenaient certaines malles en sortant des maisons…  Mais quand le couvercle s’est de nouveau ouvert, nous étions dans la cale d’un gros navire. Tous. Mon maître et les siens avaient décidé de faire le long voyage vers l’Amérique. Ce n’était pas une mauvaise idée : découvrir le monde , explorer et connaître une autre terre, un nouveau pays.  Ouf ! il fallait du courage et de la ténacité pour vouloir traverser l’immense océan.  Mon maître a fouillé dans la malle et j’ai senti sa main trembler quand  il m’a sorti . IL m’a dit simplement : Viens fiddle, il y en a qui pleurent en haut. Nous sommes montés sur le pont. J’ai reconnu une partie des gens du village, entassé entre les cordages, au grand vent, certains appuyés au bastingage, les yeux mouillés fixés sur l’horizon qui effaçait peu à peu leur dernière image de l’Irlande. Comme mon maître, ces gens quittaient le pays par goût de l’aventure mais pour d’autres, la partance répondait à l’impératif de survie. Les femmes serraient contre elles des enfants insouciants du périlleux voyage dans lequel tous étaient plongés. L’Amérique avait beaucoup de promesses à remplir pour notre peuple déraciné.

C’est alors que moi et mon maître, nous avons entrepris le plus long violothon de notre carrière : nous avons joué presque sans interruption jour et nuit, durant un mois ! Nous n’allions pas nous comporter comme des déracinés ! Nos racines, nous les amenions  bien enfouies au creux de nous. Tissées dans les vêtements des gens, les mouchoirs portés près du cœur. Tissées dans mes cordes à moi, dans les crins de mon archet aussi. Voilà de quoi nous étions capables avec notre musique et nos origines celtiques ! L’Irlande était enfermée dans mon ventre et dans les mains de mon maître. L’Irlande traversait l’océan avec moi, Fiddle. N’avez-vous jamais entendu des pas de danse sur un plancher de navire ? C’est tout à fait sublime ! Le bois des cales a une sonorité extraordinaire : c’est à cause de l’amour que tout vaisseau entretient avec l’eau. Ho, ho ! Ils sont de l’oreille nos combatifs danseurs et ils ont vite saisi tout le plaisir qu’il y a à bord quand un fiddle est du voyage ! Et puis, avouons qu’il n’y avait que cela à faire danser et chanter si on ne voulait pas pleurer...

Au bout de la trentième journée, un enfant a déboulé l’échelle en criant, tout excité : Terre ! Terre ! Que la vigie a dit… Montez tous sur le pont ! Venez voir, on arrive en l’Amérique !  Mon maître m’a calé sous son bras et s’est précipité avec les autres sur le pont. Durant cinq heures, on est tous restés plantés devant l’horizon, à regarder grossir un point gris qui s’appelait la Nouvelle-France et qui est devenu une terre immense avec un port au milieu. Mon maître n’a rien joué durant tout ce temps, les mains enfouies dans son manteau. Il faisait un vent et un froid intenses, mais mon têtu de maître ne se serait arraché pour rien au monde au spectacle de l’apparition de l’Amérique. Nous avons débarqué sous des rafales de pluie. Lentement, on est descendu avec notre chargement sur un quai désert. Où sont donc les humains dans ce pays ? je me suis demandé, aussi ébahi que mon maître. On le priait de jouer quelque chose mais je le sentais désemparé. Tout sur cette terre de forêts était si engourdi de froid. Le vent avait grand air et régnait partout, maître de lieux qui nous apparaissaient vastes comme quarante Irlandes ! Pour tromper leur impatience et aussi leur inquiétude, les gens se sont mis à chanter, tous ensemble, le dos au vent et je me souviens qu’un nuage de buée blanche s’échappait de leur bouche. Seul la musique céleste du vent dans les voiles accompagnait l’ode des émigrants à leur nouvelle terre. Quelques enfants curieux exploraient, d’autres avançaient d’un pas hésitant… les sons familiers de leur pays raisonnaient au loin dans cette immensité…..

Ce deuxième séjour enfermé a heureusement été de courte durée pour moi. Au soir de notre arrivée chez nos hôtes, mon maître est venu me quérir dans la malle. J’ai senti de la nervosité dans ses mains quand il m’a saisi,  Il m’a juste dit : Viens Fiddle, il y a des joueurs de violon ici qui veulent nous entendre. En fait, il n’y avait pas seulement des joueurs de violon qui voulaient nous entendre. Il y avait surtout des hommes et des femmes qui voulaient danser ! Wow ! que j’ai grincé, on va leur en mettre plein les oreilles et les jambes aux danseurs de la Nouvelle-France ! Savez-vous quoi ? On est venu proche de s’en faire mettre plein l’archet nous-mêmes ! Quelle musique ravigotante que la leur ! Et quelle race de danseurs que ce peuple d’Amérique française! Il faut d’abord dire qu’en Nouvelle-France, il ne se donne pas un repas sans violon, On mange et on écoute, puis, pour faire passer tout ça, il faut danser. Voilà le programme ! Le programme des festins, des visites, des rassemblements de tout acabit, des soirées de musique, de danses, des processions de baptême, de mariage, d’enterrement. Tout est prétexte pour mettre le violon à contribution.

Et puis, au printemps, c’est arrivé. Mon maître est tombé amoureux. Je me doutais bien que ça allait lui arriver. Mais croyez-le ou non, c’est par une de ces complaintes que mon maître a gagné le cœur de la belle. Ho dame qu’elle était belle quand elle nous fixait de ses yeux bleus ! Toute la mer d’Irlande s’y berçait et les doigts de mon maître frémissaient d’émotion sur mon manche. Quand l’élue de notre cœur nous écoutait captivée, on aurait joué toute la nuit, moi et lui. Surtout qu’elle ne parte pas ou sinon, avec nous, pensions-nous l’un et l’autre. C’est ce qui est finalement arrivé, une nuit. Celle où la bien-aimée a fixé son choix sur mon maître.  Je me suis tu cette nuit-là, après avoir joué une longue valse. Comme l’ami fidèle se devait de faire. Ainsi j’étais, moi, le fiddle. J’étais heureux pour mon maître. Et autre chose aussi  me réjouissait le cœur : mon répertoire s’était considérablement coloré des airs de Nouvelle-France… oui moi aussi j’étais séduit  par ces musiques.

J’ai assisté au mariage de mon maître, mais je n’ai pas quitté mon étui. Ce sont les fiddles de Québec qui ont joué toute la journée tandis que mon maître avait les mains bien occupées avec sa jeune épousée. Ce jour-là, j’ai entendu des rythmes tout à fait comparables aux reels irlandais et du tapage de pieds endiablé qui s’accordait à merveille avec le son de notre bodhram.  Est-ce que la percussion allait me faire compétition ? Ici, en Nouvelle-France, nous les violons, nous sommes comme des instruments NA-TIO-NAUX. Ça veut dire, de la nation. Nous jouons la musique de la nation, nous faisons danser la nation, nous faisons chanter le coeur de la nation. Et cette nation, c’est le peuple chéri de mon maître avec le peuple chéri de sa bien-aimée, unis dans un même quadrille. Voilà !

Un an après notre arrivée en Nouvelle-France, mon maître était devenu défricheur et bûcheron et il avait déjà un héritier. Trois ans plus tard, la maisonnée comptait un gars et deux filles de plus. Je me réjouissais de la relève que nous allions avoir pour jouer et danser. Durant cette période, j’ai changé d’archet à plusieurs reprises, surtout quand mon maître a entrepris d’enseigner le violon à son aîné. Il avait du talent le p’tit diable, et une poigne vigoureuse ! Tout le canton l’a découvert lors d’une veillée où mon maître m’a refilé à son fils parce qu’il avait les jointures trop raides. Le petit bonhomme avait juste onze ans mais il ne s’est pas fait prier pour jouer ni pour danser... Pas étonnant que ce petit champion soit devenu mon nouveau maître… Comme il était jeune, fougueux et inventif ! Dès son ouvrage terminé, il rentrait des champs en courant, m’engouffrait sous son manteau et filait à la ferme voisine. Là, on se retrouvait entre fiddlers et tapeux de pieds. C’est fou ce qu’on a appris tous ensemble : des reels mixés, des mélodies rythmées, des petites complaintes aussi. Bref, un répertoire refondu dans lequel les airs, les sons et les rythmes irlandais, français et amérindiens se mêlaient à parts égales. Moi, je tremblais d’excitation quand je partais en tournée avec le jeune. Je savais que ça allait swigner !   

Aujourd’hui, je me souviens avec émotion de mes anciens maîtres irlandais et de tout le chemin parcouru entre leurs mains. Que de pieds se sont soulevés de terre et que de bras se sont accrochés dans les danses que nous avons fait naître au fil des années !  Parfois, un petit curieux vient m’examiner et demande mon âge à mon maître, qui est une maîtresse. Elle sourit en répondant que je suis tricentenaire… Elle est un peu coquine, mais je bombe le torse avec fierté en voyant les yeux impressionnés qui m’admirent en entendant cette réponse. Il faut dire que je côtoie maintenant des collègues électriques… Mais il ne faut pas croire pour autant que l’Irlande a quitté la musique des fiddles. Ho que non !

Si on reconnaît facilement l’Irlande dans les airs que nous jouons, on décèle aussi le Québec. Notre musique est comme la demoiselle entre les mains de laquelle je joue : QUÉBER-LANDAISE… Moitié Québec, moitié Irlande. L’heureux mélange !  En l’écoutant bien, on peut percevoir la source unique, la racine profonde et les origines de la musique des fiddles.  C’est la souche celtique des vieux pays qui se nomment l’Irlande, l’Écosse, l’Île de Man, Le Pays de Galle, la Cornouaille, la Bretagne et la Galicie en Espagne. Maintenant, grâce à moi et aux autres fiddles qui ont traversé l’océan jadis, la culture celtique a conquis le nouveau continent. Elle fait danser la Nouvelle-France, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Angleterre : tous ces nouveaux pays ! Maintenant, assez parlé, assez raconté : en avant la musique, en avant les danseurs ! Et que ça saute !

Entendez-vous le rire des souliers qui se font la cour en dansant ensemble ? Entendez-vous cet air de violon comme autant de coups d’archet qui sautillent sur l’océan entre l’Irlande et la Nouvelle-France ? Ces coups d’archet, ce sont les traits d’union entre deux peuples de danseurs, amoureux du violon. Oui. Ainsi je suis, moi, le fiddle : un trait d’union !