Le cercle de Merlin
Le petit Merlin était attiré par la forêt. Alors que la plupart des gens de son village évitaient de se retrouver isolé dans les bois, l’enfant, lui, s’y aventurait toujours seul. Il marchait pendant de longues heures en écoutant les bruits fascinants qui meublaient ses promenades : le sifflement du vent dans les arbres, le gargouillis de la source dans son creuset de mousse, les pépiements des oiseaux qui s’appellent, le murmure des feuilles soulevées par la brise. Le respire même de la forêt séduisait Merlin et, au plus profond de son cœur, il se plaisait à réorganiser les sonorités familières en une symphonie trépidante ponctuée par le crépitement des branches sèches sous ses pas, le bruissement des fougères frôlées par les lièvres et le martèlement des pics sur les écorces des troncs.
Pour les oreilles émerveillées de Merlin, chacun des sons avait son propre langage. Quand l’enfant fermait les yeux pour mieux les distinguer, il voyait défiler le peuple des farfadets et des elfes, que personne n’avait jamais vu, mais dont les villageois parlaient avec méfiance. La vison des petits êtres fantastiques n’inquiétait jamais Merlin, mais au contraire, l’amusait beaucoup.
Le jour de ses quinze ans, Merlin est entré dans la forêt, comme à son habitude, mais il n’en est pas ressorti. Qu’était-il advenu de lui ? Les villageois les plus peureux ont cru que les loups l’avaient dévoré, les plus rêveurs ont pensé qu’il avait découvert un château abandonné. Les plus raisonnables espéraient qu’il s’était fait moine ermite, les plus soupçonneux prétendaient qu’il était devenu sorcier. Certains ont dit qu’il s’était égaré, d’autres, qu’il s’était enfui. À la vérité, tous avaient raison.
C’était une journée sombre où une pluie fine gouttait des arbres et crépitait sur les feuilles mortes du sentier. Une montagne, que Merlin n’avait jamais remarquée, est apparue au détour du chemin. Le jeune homme a décidé de l’escalader, malgré sa pente abrupte et l’approche grondante d’un orage. Les éclairs, les coups de tonnerre et les trombes d’eau qui détrempaient ses vêtements n’ont pas freiné son ascension laborieuse. Lorsqu’il a atteint le sommet, le vacarme, l’averse et les stries de lumière aveuglante ont soudainement cessé. C’est alors que Merlin a découvert, sous une futaie de grands chênes mouillés, un cercle étroit formé par neuf pierres levées, chacune aussi haute qu’un destrier et pointue comme un clocher. Des merles piailleurs voletaient au-dessus de ce site inusité, dans la luminosité du ciel lavé.
Merlin a fait le tour des pierres en les touchant délicatement. Étrangement, elles étaient déjà sèches. Il s’est pris à coller l’oreille contre leur paroi moussue et il a entendu, au travers de chacune d’elles, des sons ténus, tantôt semblables à des chants, tantôt semblables à des musiques. Puis, Merlin est allé s’asseoir au centre du cercle et a fermé les yeux, comme quand il était enfant. Les rayons ardents du soleil revenu ont séché le jeune homme tout en le plongeant dans une torpeur écrasante. Il a eu l’impression de bouillir dans une marmite aux parois léchées par les flammes d’un brasier crépitant. Il s’est alors réveillé tout en sueurs, l’esprit surchauffé. Merlin a observé les neuf pierres, différentes et toutes pareilles à la fois, chacune porteuse de son savoir et de ses dons, chacune désireuse de les partager avec lui. Soudain, les pierres ont semblé se mouvoir en brassant l’air si énergiquement que les énormes chênes eux-mêmes se sont mis à onduler comme blés au champ. Puis, une à une, les neuf pierres se sont métamorphosées en fées. Merlin les a reconnues. Il y avait la fée du jour qui éclaire; la fée de la nuit qui endort; la fée du froid qui conserve; la fée du chaud qui irradie; la fée du ciel qui plane; la fée de la terre qui produit; la fée de la mer qui nourrit; la fée du bois qui bâtit; et la fée du roc qui se souvient.
Lorsque les fées se sont de nouveau pétrifiées dans la roche, Merlin s’est senti étrangement comblé par un trésor de connaissances qu’il brûlait d’utiliser... Une succession de formules magiques, de recettes de potions, d’élixirs et de calculs savants défilaient dans sa tête à une vitesse inouïe, semblable à une ronde infernale. Lorsque cette étrange science s’est fixée dans son esprit, Merlin a décidé de vivre non loin du cercle de pierres. Il l’a fréquenté durant tout le temps de son apprentissage de druide et il y a fait la rencontre des mystérieuses prêtresses, gardiennes des magies et maîtresses des enchantements, celles qui possèdent l’autre part du savoir indispensable aux druides.
Au cours des longues années de sa vie d’érudit, l’exactitude des oracles de Merlin et l’efficacité de ses magies ont fait de lui le plus fameux druide de toutes les terres celtiques. Il a conseillé les plus grands rois comme le plus humble de leurs serviteurs, sans compter son temps pour celui qui est sincère. Plus d’une fois, il a mené à la victoire les chefs de guerre qui l’ont consulté; plus d’une fois il a guidé les pas des soldats et affermi leurs épées, pour soutenir les causes qu’il savait justes.
Aujourd’hui, le nom de Merlin l’Enchanteur est encore vivant dans la mémoire des hommes et dans celle des forêts. Partout où les cercles de pierres se dressent encore, en Irlande, en Écosse, en Bretagne, il se trouve des fées qui parlent du grand Merlin. Pour les comprendre, il suffit d’écouter respectueusement la voix des roches immuables. La forêt n’est jamais silencieuse : elle bruisse, palpite, siffle ou gronde. Elle fourmille d’être vivants, tantôt plantes, tantôt animaux, parfois pierres, parfois eaux. Chacun émet des sons, produit sa propre mélodie et surtout chante sa vérité unique. La forêt n’est jamais silencieuse : elle est bruyante de joie.